Cinq garçons traversent la Manche en canoë, par Jean et Pierre Lavoix
Au début de la guerre, comme beaucoup de gens du Nord, nous avions évacué les centres pour des régions que l’on aurait cru moins exposées.
C’est ainsi que dès 1939, avec mon frère qui devait lui aussi connaître la glorieuse épopée des Forces françaises libres, je devins habitant d’un petit village de la côte : Fort-Mahon, plage située à 60 kilomètres au sud de Boulogne.
Là devait nous surprendre l’invasion, de là devaient partir nos premiers pas vers la revanche. Déjà avant, l’invasion, héritage de ch’Timi, nous haïssions les boches.
Dès leur arrivée, mon frère qui avait à ce moment un peu plus de 17 ans et moi un peu plus de 15, nous organisions notre résistance dans la mesure de nos faibles moyens.
L’appel du 18-Juin du général de Gaulle et l’exploit de Mourzouk nous avaient fait frémir.
Nous voulions, dès que ce serait possible, rejoindre les Forces françaises libres. Nous ne voulions pas accepter d’être des vaincus.Très rapidement pour nous, passionnés du canoë et de la mer, devait germer l’idée de partir tout droit au plus court, à travers la Manche, pour gagner l’Angleterre.
À notre tour de garder au combat la place de notre père en 1914, de notre grand-père en 1870, le droit d’être des Français, debout. Et en fiers enfants de Gayant, notre géant national de Douai, nous commençâmes notre entraînement, cherchant toutes les possibilités, calculant tous les détails, nous endurcissant dans notre volonté de départ, écartant toutes les objections de notre famille, attendant avec impatience le moment propice.
Après une mauvaise saison, je parle de l’été 1941, notre dernière occasion de départ devait se présenter.
À la mi-septembre, nous étions fin prêts. Nous avions une bonne équipe. Deux autres amis parisiens, se trouvant à Fort-Mahon dans les mêmes conditions que nous, avaient fait leur entraînement avec nous deux.
Puis un jour tombe du ciel un bon garçon, qui, venu seul de Saint-Denis, avait, lui aussi, pensé, à la route de la Manche. Le hasard nous fit rencontrer. Nous décidâmes de partir ensemble: Christian et Guy Richard; parisiens du Vézinet; Lefebvre, de Saint-Denis, Pierre et Jean Lavoix, de Douai. « L’amiral » mon frère aîné, avait alors 19 ans, le plus jeune en avait 15 et demi, j’en avais pour ma part 17.
Les moyens : nous avions deux canoës canadiens en bois, dont un avait été réparé pas nos soins. Nous avions des vivres, 15 boîtes de biscuits de soldat, 100 morceaux de sucre, 10 kilos de pain, un fusil et 45 cartouches, en cas de mauvaise rencontre.
Nous avions prévu le cas où l’un des canoës se retournerait et avions des ceintures de sauvetage; nous envisagions de pouvoir en renflouer un éventuellement. Nous avions une voile par canoë et des pagaies de secours.
Le 16 septembre au soir, nous devions partir.
Un des canoës se trouvait sur la plage, l’autre dans la cour de la villa, en bordure de mer. Il faut avouer que par sécurité, nous n’avions prévenu personne de notre départ.
Vers 21 heures, après la patrouille, nous nous détachions tous les cinq, ombres silencieuses, nous dirigeant avec les paquets vers le premier canoë, peu rassurés, le cœur pincé d’un sentiment que seule donne l’aventure, nous faufilant dans les zones apparemment les plus sombres, nous gagnions le premier canoë, le portions au bord de l’eau. Puis nous revenions rechercher le second et l’emportions à son tour après avoir traversé, le cœur haletant, le glacis, guettant inquiets le poste allemand qui est tout au plus à 150 mètres; nous sommes enfin à l’eau.
Nous nous répartissons comme prévu dans les embarcations. Enfin en route, la mer est phosphorescente et les coups de pagaies déclenchent des gerbes d’étincelles.
Là-haut, le petit poste de la dune ne bouge pas, la patrouille est passée il y a dix minutes. Pourquoi se passerait-il quelque chose?
Nous pagayons avec rage : s’éloigner c’est se mettre en sûreté. Non, car les dunes faisaient écran contre le vent d’est et maintenant la mer se creuse, l’eau embarque, il faut manier la casserole en guise d’écope. Là bas derrière, on distingue la masse sombre des maisons où nous devrions être bien au chaud, au lieu d’être aspergés par les vagues qui déferlent sans cesse sur nous. Nous distinguons dans la nuit d’encre la ligne des dunes, le blockhaus d’artillerie.
Nous sommes enfin partis. Les premières difficultés sont vaincues.
Nous hissons la voile. En avant ! Les deux canoës se suivent. Bouchons ballottés par la mer. Bouchons qui savent ce qu’ils veulent. La direction est prise, le cap sur les étoiles. Certes, nous sommes assez inconfortablement installés, mais nous avons calculé : dix heures de navigation et ce sera tout.
Mais ce bruit, ces lumières, qu’est-ce ? Nous baissons la voile, ils se rapprochent; nous n’avions pas prévu les vedettes. Elles se rapprochent encore, un faisceau lumineux se promène. Par chance, nous sommes dans le creux de la vague, il passe au-dessus. Les vedettes boches s’éloignent, ouf! La lueur diminue, s’estompe, s’éteint. Nous n’avons plus froid, nous étouffons. La voile est remontée, c’est fini.
Nous nous dirigeons toujours sur notre étoile. De tous côtés, à part les vagues crêtées d’écume, le noir, le noir absolu.
Mais ces lueurs là-bas, ces projecteurs ? Un bombardement. Ce ne peut être que Boulogne ! Mais alors, nous longerions simplement la côte!
Immédiatement nous sortons la boussole, la torche et vérifions la direction : nous avons fait une erreur, pas possible. Cependant, tout à l’heure, l’étoile donnait bien le cap. Oui, seulement, si l’étoile polaire est immobile, le chariot de la petite ourse tourne, c’est ce qui nous a mis dedans !
Vérifiant le cap à la boussole, périodiquement, nous reprenons notre cauchemar. La mer est toujours agitée; adossé au mât, tout à l’avant du canoë, une étrange torpeur m’envahit et je sommeille, éclaboussé par les lames.
Enfin la mer se calme, l’on se sent moulu, si je puis dire. La nuit blanchit, l’aube vient. Nous regardons autour de nous, toujours la mer.
Non, là-bas, légèrement à droite, sous les premiers rayons du soleil resplendit comme un point brillant la côte de France, ce doit être le Gris-Nez.
Et puis plus rien, adieu la France. C’est fini! La mer, de l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau!