La bataille de Bir-Hakeim, par le général de Gaulle
(…) Le 27 mai, Rommel prend l’offensive. Bir-Hakeim est attaqué.
Dans les entreprises où l’on risque tout, un moment arrive, d’ordinaire, où celui qui mène la partie sent que le destin se fixe. Par un étrange concours, les mille épreuves où il se débat semblent s’épanouir soudain en un épisode décisif. Que celui-ci soit heureux et la fortune va se livrer. Mais, qu’il tourne à la confusion du chef, voilà toute l’affaire perdue. Tandis qu’autour du polygone de 16 kilomètres carrés tenu par Kœnig et ses hommes se joue le drame de Bir-Hakeim, moi-même, à Londres, lisant les télégrammes, entendant les commentaires, voyant dans les regards tantôt l’ombre et tantôt la lumière, je mesure quelles conséquences dépendent de ce qui se passe là-bas. Si ces 5.500 combattants, portant chacun sa peine et son espoir, volontairement venus de France, d’Afrique, du Levant, du Pacifique, rassemblés là où ils le sont à travers tant de difficultés, subissent un sombre revers, notre cause sera bien compromise. Au contraire, si en ce moment sur ce terrain, ils réussissent quelque éclatant fait d’armes, alors l’avenir est à nous !
Les premiers engagements ne laissent rien à désirer. J’apprends que, le 27 mai, tandis que le corps principal de l’ennemi passait au sud de Bir-Hakeim pour tourner la position alliée, la division mécanique italienne « Ariete » a lancé sur les Français une centaine de ses chars et en a perdu quarante dont les épaves restent sur le glacis. Le 28 et le 29, nos détachements, rayonnant dans toutes les directions, détruisent encore une quinzaine d’engins et font 200 prisonniers. Le 30, le général Rommel, qui n’a pu, du premier coup, régler leur compte aux formations mécaniques anglaises, prend le parti de se retirer pour monter une nouvelle manœuvre. Deux jours après, une colonne française, commandée par le lieutenant-colonel Broche, se porte sur Rotonda Signali, à 50 kilomètres à l’ouest, et s’empare de cette position. Le 1er juin, Larminat inspecte nos troupes sur place. Son compte rendu est plein d’optimisme. Dans le monde, une ambiance se crée. Certains pressentent, en effet, que cette affaire pourrait bien dépasser le cadre de la tactique militaire. Avec réserve les propos, à mots couverts les radios, non sans prudence les journaux, commencent à faire l’éloge des troupes françaises et de leurs chefs.
Le lendemain, Rommel saisit l’initiative. Cette fois, il pousse droit au centre de la position du général Ritchie, chargé par Auchinleck de commander le front du combat. Les Allemands enlèvent à Got el-Skarab une brigade britannique, traversent en ce point le grand champ de mines dont les Alliés se couvrent de Gazala à Bir-Hakeim et, pour élargir la brèche, dirigent contre nos troupes une division de l’Afrikakorps. Pour la première fois depuis juin 1940, le contact est largement pris entre Français et Allemands. Ce n’est d’abord que par escarmouches où nous faisons 150 prisonniers. Mais, très vite, le front s’établit en vue d’une bataille. Aux deux parlementaires ennemis qui demandent qu’on veuille bien se rendre, Kœnig fait dire qu’il n’est pas venu pour cela.
Cependant, les jours suivants voient l’adversaire resserrer son étreinte. Des batteries de lourds calibres, y compris le 155 et le 220, ouvrent sur les nôtres un feu qui va s’intensifiant. Trois, quatre, cinq fois, chaque jour, les Stukas et les Junkers les bombardent par escadres d’une centaine d’appareils. Les ravitaillements n’arrivent plus que par faibles quantités. À Bir-Hakeim, on voit baisser les stocks de munitions, diminuer les rations de vivres, réduire les distributions d’eau. Sous le soleil brûlant, au milieu des tourbillons de sable, les défenseurs sont en perpétuelle alerte, vivent avec leurs blessés, enterrent leurs morts auprès d’eux. Le 3 juin, le général Rommel leur adresse la sommation, écrite de sa main, d’avoir à déposer les armes, « sous peine d’être anéantis comme les brigades anglaises de Got el-Skarab ». Le 5 juin, un de ses officiers vient renouveler cette mise en demeure. C’est notre artillerie qui répond. Mais, en même temps, dans de nombreux pays, l’attention du public s’éveille. Les Français de Bir-Hakeim intéressent de plus en plus les gazettes parlées ou imprimées. L’opinion s’apprête à juger. Il s’agit de savoir si la gloire peut encore aimer nos soldats.
Cependant, les jours suivants voient l’adversaire resserrer son étreinte. Des batteries de lourds calibres, y compris le 155 et le 220, ouvrent sur les nôtres un feu qui va s’intensifiant. Trois, quatre, cinq fois, chaque jour, les Stukas et les Junkers les bombardent par escadres d’une centaine d’appareils. Les ravitaillements n’arrivent plus que par faibles quantités. À Bir-Hakeim, on voit baisser les stocks de munitions, diminuer les rations de vivres, réduire les distributions d’eau. Sous le soleil brûlant, au milieu des tourbillons de sable, les défenseurs sont en perpétuelle alerte, vivent avec leurs blessés, enterrent leurs morts auprès d’eux. Le 3 juin, le général Rommel leur adresse la sommation, écrite de sa main, d’avoir à déposer les armes, « sous peine d’être anéantis comme les brigades anglaises de Got el-Skarab ». Le 5 juin, un de ses officiers vient renouveler cette mise en demeure. C’est notre artillerie qui répond. Mais, en même temps, dans de nombreux pays, l’attention du public s’éveille. Les Français de Bir-Hakeim intéressent de plus en plus les gazettes parlées ou imprimées. L’opinion s’apprête à juger. Il s’agit de savoir si la gloire peut encore aimer nos soldats.
Le 7 juin, l’investissement de Bir-Hakeim est complet. La 90e division allemande et la division italienne « Trieste », appuyées par une vingtaine de batteries et par des centaines de chars sont prêtes à donner l’assaut. « Tenez six jours de plus ! » avait prescrit à Kœnig le commandement allié au soir du 1er juin. Les six jours ont passé : « Tenez encore quarante-huit heures ! » demande le général Ritchie. Il faut dire que les pertes et le trouble causés à la VIIIe armée par les coups de boutoir de l’ennemi sont tels que toute opération de relève ou de secours est désormais impossible. Quant à Rommel, pressé de courir vers l’Égypte en profitant du désarroi qu’il discerne chez les Britanniques, il s’impatiente de cette résistance qui se prolonge sur ses arrières et gêne ses communications. Bir-Hakeim est devenu son souci dominant et son objectif principal. À maintes reprises, déjà, il est venu sur le terrain. Il y viendra encore pour presser les assaillants.
Le 8, se déclenchent de puissantes attaques. Plusieurs fois, l’infanterie ennemie, à grands renforts d’artillerie et de chars tente, bravement mais en vain, d’enlever tel ou tel secteur de nos lignes. La journée est très dure pour les nôtres. La nuit aussi, que l’on passe à remettre en état les positions bouleversées. Le 9, les assauts reprennent. L’artillerie ennemie s’est encore renforcée en calibres lourds que ne peuvent contrebattre les 75 du colonel Laurent-Champrosay. Nos hommes ne reçoivent plus qu’à peine deux litres d’eau par vingt-quatre heures, ce qui, sous un pareil climat, est cruellement insuffisant. Il faut, pourtant, tenir encore, car dans le désordre qui, de proche en proche, gagne les éléments divers de l’armée britannique, la résistance de Kœnig revêt maintenant une importance capitale. « Défense héroïque des Français ! » – « Magnifique fait d’armes ! » – « Les Allemands battus devant Bir-Hakeim! » annoncent avec éclat, à Londres, à New York, à Montréal, au Caire, à Rio, à Buenos Aires, toutes les trompettes de l’information. Nous approchons du but que nous avons visé en assurant aux troupes françaises libres – si réduit que soit leur effectif – un grand rôle dans une grande occasion. Pour le monde entier, le canon de Bir-Hakeim annonce le début du redressement de la France.
Mais ce qui, désormais, me hante, c’est le salut des défenseurs. Je sais qu’ils ne pourront plus longtemps briser des attaques appuyées de moyens écrasants. Sans doute, suis-je certain qu’en tout cas la division ne se rendra pas, que l’adversaire sera privé de la satisfaction de voir défiler devant Rommel une longue colonne de prisonniers français et que, si nos troupes restent sur place, il lui faudra, pour en venir à bout, abattre les groupes l’un après l’autre. Mais il s’agit de les récupérer, non point de se résigner à leur glorieuse extermination. J’ai grand besoin, pour la suite, de ces centaines d’excellents officiers et sous-officiers, de ces milliers de très bons soldats. Leur exploit étant acquis, ils doivent, maintenant, en accomplir un autre, se frayer la route à travers les assaillants et les champs de mines, rejoindre le gros des forces alliées.
Bien que je me garde d’intervenir directement dans la conduite de la bataille, je ne laisse pas de faire savoir, de la manière la plus pressante, à l’état-major impérial britannique, le 8 et le 9 juin, combien il est important que Kœnig reçoive, avant qu’il soit trop tard, l’ordre de tenter la sortie. Je le répète, le 10 juin, à M. Churchill avec qui je traite la question de Madagascar. De toute façon, le dénouement approche et je télégraphie au commandant de la 1re division légère : « Général Kœnig, sachez et dites à vos troupes que toute la France vous regarde et que vous êtes son orgueil ! » Or, à la fin du même jour, le général Sir Alan Brooke, chef d’état-major impérial, m’annonce que, depuis l’aurore, l’ennemi ne cesse pas de s’acharner sur Bir-Hakeim, mais que Ritchie a prescrit à Kœnig de gagner une position nouvelle s’il en trouve la possibilité. L’opération est prévue pour la nuit.
Le lendemain matin, 11 juin, les commentaires de la radio et de la presse sont dithyrambiques et funèbres. Faute de savoir que les Français essaient de se dégager, tout le monde, évidemment, s’attend à ce que leur résistance soit submergée d’un moment à l’autre. Mais voici que, dans la soirée, Brooke m’envoie dire : « Le général Kœnig et une grande partie de ses troupes sont parvenus à El Gobi hors de l’atteinte de l’ennemi ! » Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Oh ! cœur battant d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie !
Des 5.500 hommes, environ, que la 1re division légère comptait avant Bir-Hakeim, Kœnig, après quatorze jours de combat, en ramenait près de 4.000 valides. Un certain nombre de blessés avaient pu être transportés vers l’arrière en même temps que les unités. Nos troupes laissaient sur le terrain 1.109 officiers et soldats, morts, blessés ou disparus. Parmi les tués, trois officiers supérieurs : le lieutenant-colonel Broche, les commandants Savey et Bricogne. Parmi les blessés restés sur le carreau : les commandants Puchois et Babonneau. Du matériel, soigneusement détruit au préalable, avait dû être abandonné. Mais nous avions infligé à l’ennemi des pertes trois fois supérieures à celles que nous avions subies.
Le 12 juin, les Allemands annonçaient que, la veille, ils avaient « pris d’assaut » Bir-Hakeim. Puis, la radio de Berlin publiait un communiqué déclarant : « Les Français blancs et de couleur, faits prisonniers à Bir-Hakeim, n’appartenant pas à une armée régulière, subiront les lois de la guerre et seront exécutés. » Une heure après, je faisais lancer dans toutes les langues la note suivante par les ondes de la B.B.C. : « Si l’armée allemande se déshonorait au point de tuer des soldats français faits prisonniers en combattant pour leur patrie, le général de Gaulle fait connaître qu’à son profond regret, il se verrait obligé d’infliger le même sort aux prisonniers allemands tombés aux mains de ses troupes. » La journée n’était pas finie que la radio de Berlin proclamait : « À propos des militaires français qui viennent d’être pris au cours des combats de Bir-Hakeim, aucun malentendu n’est possible. Les soldats du général de Gaulle seront traités comme des soldats. » Ils le furent effectivement.
Tandis que la 1re division légère se regroupait à Sidi-Barrani et que Catroux s’occupait aussitôt de la recompléter, notre groupe d’aviation « Alsace » continuait de prendre part à l’action redoublée de la chasse anglaise et notre groupe « Lorraine » multipliait, avec les bombardiers de la Royal Air Force, les attaques contre les communications adverses. En même temps, nos parachutistes exécutaient plusieurs raids brillants. C’est ainsi que, dans la nuit du 12 au 13 juin, leurs équipes détruisaient 12 avions sur des aérodromes ennemis en Libye et que le capitaine Bergé, jeté en Crète avec quelques hommes, incendiait, avant d’être pris, vingt et un bombardiers, quinze camions et un dépôt d’essence sur le terrain de Candie.
Cependant, la VIIIe armée, sous l’empire d’une soudaine lassitude morale, abandonnait la Cyrénaïque, laissant sur place un matériel considérable. Le général Auchinleck espérait, tout au moins, conserver Tobrouk, place solidement organisée et ravitaillée par mer. Mais, le 24 juin, la garnison comptant 33.000 hommes, se rendit aux Allemands. C’est à grand-peine que les Britanniques parvenaient à se rétablir à hauteur d’El Alamein. Un secteur de la position était tenu par le général Cazaud et sa 2e division légère, enfin mis en ligne à leur tour. Parmi les réserves, comptait le groupement blindé du colonel Rémy, hâtivement pourvu de matériel. La situation était grave. Tout l’Orient, secoué de frissons inquiétants, s’attendait à voir les Allemands et les Italiens entrer au Caire et à Alexandrie.
Cette dépression de nos alliés ne devait être que passagère. Un jour viendrait où, grâce à la maîtrise de la mer, à de nouveaux renforts, à une grande supériorité aérienne, enfin aux capacités du général Montgomery, ils l’emporteraient finalement. Rommel, d’ailleurs, à bout de ravitaillement, suspendait sa marche en avant. Toutefois, l’ensemble des événements faisait ressortir l’importance de notre action. Le général Auchinleck le reconnut noblement. Le 12 juin, il publia, en l’honneur de la 1re division légère, un magnifique communiqué : « Les Nations Unies, déclarait-il, se doivent d’être remplies d’admiration et de reconnaissance, à l’égard de ces troupes françaises et de leur vaillant général. »
(Extrait des Mémoires de guerre, tome 1, « L’Appel »)
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.