Le 22e BMNA au Garigliano, par Germaine Sablon
Cette revue sur la 1re D.F.L. n’aurait pas été complète si l’on avait omis de parler à la fois des combats du Garigliano et de l’une des plus belles unités de la division : le 22e bataillon de marche nord-africain.
Nous ne pouvions faire mieux que de demander à notre charmante camarade Germaine Sablon, tirailleur d’honneur du 22e, de nous confier ses souvenirs.
Certains anniversaires semblent des phares qui éclairent les souvenirs. Au moment d’évoquer quelques-uns des événements qui marquèrent profondément ma vie, une impression domine : l’horreur de la guerre! Au plus loin que je me souvienne, des récits de ma grand’mère parlant de 1870, à mes déchirements, en 1914 devant le départ de mon père et tous ceux de ma famille, j’ai jugé la guerre comme le fléau le plus abominable, le plus inadmissible qui soit au monde!
Par un étrange paradoxe cependant, la guerre, je l’ai faite!
Je l’ai faite car l’action me paraissait le seul moyen d’endurer cette épreuve insoutenable. L’action était la seule façon pour moi d’être en paix avec moi-même. Et puis j’avais deux grands fils en 1939. Ils avaient à peine l’âge de se battre. Ils se sont battus. Je pensais alors que la présence d’une femme, quand cela était possible, auprès de ces jeunes hommes pour la plupart voués à la mort pouvait être une aide, un soutien, un réconfort précieux.
Lorsque, trois ans plus tard, je fus appelée auprès d’un de mes fils blessé à la face, j’ai trouvé à son chevet une infirmière d’un grand dévouement, grâce à elle, ma douleur se trouvait atténuée car je devais quitter mon enfant menacé, pour rejoindre mon poste à l’ambulance Spears, on préparait l’attaque de Cassino.
En juillet 1943, venant de Londres, j’arrivais en Tripolitaine, je chantais pour la 1re D.F.L. et pour la colonne Leclerc.
Lorsque je parus dans le cadre grandiose du théâtre antique romain de Sabratha, inondé de lumière par un clair de lune magnifique, lorsque je descendis l’immense escalier de pierre entre les hautes colonnes de marbre rose, l’émotion de ces hommes, exilés de France depuis deux ans, n’avait d’égale que la mienne. C’était la première chanson de France chantée par une Parisienne qu’ils entendaient depuis longtemps :
“Paris, la ville et les faubourgs
Et les bords fleuris de la Seine
Mais où sont passés les beaux jours
Entre Boulogne et Vincennes
Oh! Paris, Paris, mes amours
Nous y reviendrons pour toujours
Et de la Concorde, aux moindres ruelles
La vie sera belle
Paris, la ville et les faubourgs
Et les bords fleuris de la Seine
Verront encore de bien beaux jours.
Entre Boulogne et Vincennes
Nous verrons fleurir les lilas
Nous verrons fleurir les guinguettes
C’est le bonheur qui renaîtra
Quand nous verrons Paris en fête.”
Après le spectacle, j’étais invitée de popote en popote; je fis la connaissance de la 22e compagnie nord-africaine, ayant à sa tête le capitaine Lequesne. Cette compagnie voisinait avec le bataillon du Pacifique.
Cette compagnie, à Hamman Sousse, avec des renforts venus de Tunisie et d’Algérie, devint le 22e bataillon de marche nord-africain. Il comprenait quatre compagnies, dont « la lourde »; puis ce fut le départ pour Hammamet; le cantonnement de la lourde voisinait avec notre ambulance, je fus invitée à la lourde, puis adoptée : «V’là la lourde! V’là la lourde!
J’ai encore à mes oreilles le rythme puissant de toutes ces voix fermes où l’on sentait la certitude de la Victoire et l’espoir du retour en France.
Et Demolins me disait : « Germaine, nous vous construirons la même popote sur les Champs-Élysées, et ce sera votre night-club après la guerre! »
Car la popote de la lourde !!!
Il faut que je vous explique et d’abord une parenthèse, tous ceux qui ont connu, qui ont eu la chance, le privilège d’approcher le capitaine Paul Mezan, ont connu une figure inoubliable. On ne pouvait résister à une sorte d’envoûtement qui venait de son courage, de sa foi, de la sincérité et de la bonté de son âme. Une force rare émanait de lui.
La popote était le reflet de son chef, venant de ce seigneur, rien ne pouvait être banal.
Il aurait fallu un peintre pour donner l’idée exacte de cet édifice étonnant. Je vais tenter de le décrire, mais les mots sont toujours faibles en de semblables cas.
Sur le chemin d’Hammanet à Nabeul, un champ d’oliviers se trouvait en contre-bas de la route. Au milieu de ce champ se dressait la popote, masse sombre, imposante quoique basse, elle était faite de caisses de munitions tenant lieu de briques, colmatées avec la terre rouge du pays. Les pare-brise des camions G.M.C. devinrent des fenêtres aux jolies proportions, le toit de tôle ondulée donnait une agréable surface ondulée, de grandes tentures faisaient office de porte.
On entrait : à droite se trouvait le bar! Un plancher de G.M.C. avait été jeté sur la terre battue et prévu pour la danse.
Le bar lui-même : deux tonneaux reliés par une planche, de nombreuses plantes vertes dissimulant tous les ustensiles et matériel, luxueux orchestre, un piano prêté par un civil. Encore une portière en tissu du pays et l’on était frappé en entrant dans la salle commune par l’aspect confortable de la cheminée. Elle n’était pas seulement là comme ornement, car les soirées étaient fraîches et humides : nous étions en hiver. Cette cheminée était une aile d’avion italien plantée en terre, l’orifice servait de foyer, l’énorme chenille d’un brenn carrier servait d’entourage et de protection pour les troncs d’arbres qui flambaient dès 6 heures du soir. Des grands sièges de voitures étaient installés devant le feu, face à face pour les frileux, de grosses bobines de câble (cadeau des transmissions) un cercle de contre-plaqué dessus formait les guéridons, les sièges étaient fait de ces mêmes bobines de modèle plus réduit. Des poteries de Nabeul garnies de fleurs fraîches apportaient leur note de couleur.
Près de la cheminée si évocatrice aux heures de mélancolie, rares cependant, il m’arrivait de fredonner cette prière :
“Loin de la terre de ton pays,
Fais ta prière Pour ta patrie,
Prie pour ta plaine
Et pour qu’un jour
La paix revienne
Avec l’amour.”
Permettez-moi de vous présenter les seigneurs de la popote :
– Paul H. Mezan, capitaine commandant la compagnie : un chef;
– Jean Magne, capitaine commandant en second la compagnie : énergique, raisonnable, sage;
– Ancel, lieutenant : l’organisateur, calme, toujours très sage;
– Siri, lieutenant : petit, charmant, toujours en mouvement;
– Yves Amanton, sous-lieutenant : grand garçon, plein de gaîté, de sourire, de joie de vivre «le boyard»;
– Bernard Demolins, sous-lieutenant, l’enfant gâté, autoritaire;
– Jean Fèvre, sous-lieutenant : réservé, timide;
– Jean Leridan : pour Jean Leridan, j’ai boudé un peu la lourde, je savais, j’avais vécu des deux côtés, et l’on reprochait à ce jeune officier d’avoir rejoint bien tard – 1943 – je n’aime pas l’injustice, mais je n’ai pas eu à prendre sa défense, il a su montrer qu’il était un homme;
– Rengade, aspirant : si jeune, un regard si doux;
– Jeannert : le costaud, forte tête.
Choissat et tous les sous-officiers qui avaient, eux, leur mess sur mon passage, où bien souvent je m’arrêtais boire « un pot », Oseley, Midrouillet, Raymond, Mauzini, Gelin, Korenbeusser, Jules Pasquini, Kaspariau, Buzziconi, Manganelli, Monssiguet, Nantelet, Coquillard, Valpini, Grinal, Carceles, Sautin, Hocquinghem et bien d’autres qui formaient cette race des seigneurs de la lourde.
Un « dégagement » à la lourde était un événement; étaient invités : officiers amis des fusiliers marins et de la Légion, toubibs et infirmières anglaises de la Spears, et les « légitimes » qui avaient eu la chance de rejoindre leur mari et séjournaient dans la région. Le cuisinier Taieb Ben Moktar, dans ces cas-là, essayait en plus des rations ses recettes africaines.L’alcool (affreux et toxique) que l’on trouvait en Tunisie amenait très vite les chansons, et mon Dieu! Germaine leur ayant appris les Partisans, le Galérien et autres leur demandait à son tour de lui en apprendre de nouvelles, c’est ainsi qu’elle connut un Malborough façon tirailleur qui ne manque pas de saveur.
Au café, le roi du bar, Amanton, agitait le shaker dans lequel les œufs et la crème tentaient en vain de modifier le goût de cet horrible alcool.
Les dégagements se terminaient souvent dans une agitation un peu excessive, les coups de feu semblaient partir seuls. Mais les héros ne sont-ils pas toujours un peu excessifs.
Les heures de détente, le soir, étaient bonnes pour ces hommes qui tout le jour étaient soumis a un entraînement intensif, dans le but tant souhaité d’un débarquement en France.
Lorsqu’on leur annonça le départ, malgré leur joie il y eut au fond de chacun d’entre eux, une déception : le débarquement n’aura pas lieu en France, mais sur une terre étrangère. Laquelle, c’était un grand secret – de polichinelle! puisque la monnaie changée de francs tunisiens en lires en laissait aucun doute.
Nous sommes en Italie. L’attaque du Garigliano est pour la nuit du 11 au 12 mai 1944.
L’ambulance Spears à San Clemente, telle un grand cirque, doit être prête à fonctionner en trois heures, pour l’heure H, nos quakers et tirailleurs ont camouflé sous du feuillage les grandes tentes. Les camions sont cachés sous les arbres, tout le personnel attend…
Nous sommes sous un plafond d’obus, la terre tremble. Les départs des canons américains juste au-dessus du champ où je me trouve font un bruit infernal. Je reçois sous ma tente, dans la soirée du 10 au 11 mai, des officiers de la lourde avec le whisky traditionnel de la Spears.
Paul Mezan est heureux. Il a ses hommes bien en main, prêts à l’attaque. Il m’annonce qu’il ne quittera pas son calot bleu ciel, son monocle, ses gants blancs pour combattre. Amanton, que nous appelions «le Boyard», me demande de lui donner mon foulard, un foulard rose pâle, déteint par les lavages, sur lequel sont écrits les noms de Provinces françaises (ce foulard était le seul objet que j’ai pu conserver depuis mon départ. Il a traversé l’Espagne avec moi et subi toutes mes aventures). Je le lui donne. Il le noue à son cou et me dit, c’est pour la Baraka.
Siri, nerveux, me demande un médicament, il a le rhume des foins, me dit-il.
Je les regarde s’éloigner. Je sais que leur bataillon, à la baïonnette, va faire la trouée de la ligne Gustave… et je reste longtemps sur le chemin à suivre leur ombre. Que restera-t-il de toute cette belle jeunesse? Ceux-là, et tous les autres de la division, je les connais, je les apprécie, et j’ai peur!J’essaye de puiser un peu de force auprès de mes camarades anglaises. je les admire, car rien ne semble les toucher. Ce self-control, combien je voudrais l’acquérir, moi aussi, et ne pas paraître une Française geignarde. Mais quoi! ne suis-je pas ici pour aider, pour servir, alors courage.
La route surplombait d’assez haut le champ où se trouvait la Spears. Pour arriver à la tente de réception, sur le talus, les chauffeurs des ambulances faisaient crier les freins. Pendant quarante-huit heures, je n’avais pu prendre de repos. Étendue sur le sol, chacun de ces grincements avait en moi une douloureuse répercussion et je courais vite vers l’ambulance.
J’entendais mon nom : Germaine, Germaine, répété inlassablement par les blessés, les appels auxquels je ne pouvais pas toujours répondre assez vite m’angoissaient. Ils souhaitaient ma présence et mon impuissance à soulager toute cette souffrance me faisait mal.
Je voulais tenir ma promesse d’ensevelir moi-même ceux de la popote de la lourde. Et j’eus la première réprimande de mon gestionnaire au sujet de Siri, premier officier qui était enterré dans un champ, là où il était tombé. Je venais de désobéir, j’avais demandé que l’on me ramena son corps afin de l’ensevelir dans notre petit cimetière de San Clemente réservé à ceux qui mourraient à l’hôpital, Je réussis cependant à lui trouver un drap, une bière et à donner à Siri une sépulture digne de lui.
Le général Brosset vint nous rendre visite entre deux attaques afin de voir les blessés. Il avait été souvent sévère pour le 22e B.M.N.A. qu’il jugeait composé de soldats trop élégants.
Ce fut une joie pour moi quand je l’entendis déclarer :
– ils se battent comme des lions, Germaine, les soldats de votre bataillon d’opérette!
À Nabeul, il avait employé autrefois cette expression ce qui avait provoqué un froid entre nous (comme m’a dit plus tard le colonel Vernier) nous faisions là une grande famille où l’on se disait ses quatre vérités.
– Je dis : ils se battent comme des lions, mettez beaucoup de bonnes choses pour eux dans ma Jeep, des cigarettes, du chocolat, etc. pour les tirailleurs.
L’avance continue – Genzanno, Palestrina – chaque fois que j’avais une heure j’allais en avant voir mon 22e.
À la mort d’Amanton, le capitaine Paul Mezan me demanda, comme chaque fois, de venir occuper la place restée vide à la popote improvisée et même parfois il me fallait chanter. Avant de quitter la table ce soir-là, silencieusement, discrètement, l’ordonnance d’Amanton me glissa dans la main un petit paquet, étonnée, je regarde : le foulard rose. Amanton, ne croyant pas avoir à combattre à cette sortie, ne l’avait pas noué à son cou.
Toujours l’avance continue. Nous passons rapidement Rome.
Rallié le 18-Juin 1940 à Londres, un Paul Mezan ne pouvait mourir qu’un 18-Juin, puisque la délivrance de la France était sa seule raison de vivre.
Le 17 au matin, Jean-Pierre Aumont me disait :
– Connaissez-vous la dernière de Mezan? Ses hommes et lui sont dans la boue mais leurs bottes brillent. Ils ont fait des prisonniers cette nuit.
Paul Mezan! Il avait été l’âme de la lourde. Je voulais pour lui, comme pour les autres, tenir ma promesse, mais il m’avait demandé d’être revêtu de son costume d’officier de tirailleur, on ne trouva pas sa cantine tout de suite, et ce n’est que plus tard que l’on put clouer ses vêtements sur sa bière.
Le lieutenant Duval, qui m’avait accompagnée en Jeep jusqu’à la montagne, avait dû me laisser au P.C. du bataillon, un de mes filleuls du D.C.R. à pied m’accompagne jusqu’à flanc de coteau où se trouvait le petit cimetière de Celle-sur-Rigo, devant une petite chapelle improvisée, reposait Paul Mezan et je fus frappée par l’air grave, douloureux de ces rudes paysannes italiennes en prières. Un de ses hommes me dit à l’oreille : il y a deux jours que nous combattons près du village, elles le connaissaient, elles l’admiraient.
Son enterrement eut lieu à Saint-Lorenzo Muevo, devant la compagnie.
La 1re D.F.L. était relevée depuis la veille et allait repartir vers les plaines d’Albanova près de Naples.
Germaine Sablon
1re classe d’honneur du 22e B.M.N.A.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 79, 18 juin 1955 – numéro spécial.