La 1re D.F.L. dans les Vosges
Septembre – décembre 1944
Toulon fut une grande victoire, aussi bien par la fougue et la rapidité de l’action, que par la gloire que l’armée française y acquit. Mais cette rapidité même mit en défaut la stratégie américaine qui avait, ou minimisé la valeur de l’armée française, ou surestimé la résistance allemande. L’ennemi s’est échappé grâce au manque d’essence des poursuivants. Le contact ne peut être repris que le 1er septembre, par la 45e division américaine à Villersexel, sur les avancées de Belfort, que l’ennemi a le temps d’organiser.
La D.F.L. quitte Dijon le 17 sous la pluie battante et arrive le soir à Villersexel où elle relève des unités de cette 45e D.I.U.S., entre Étroite-Fontaine et Gouhenans. L’amalgame a commencé, intégration des F.F.I. et relève des tirailleurs d’Afrique noire ; les uns doivent former l’armée de la victoire ; les autres ne peuvent supporter une campagne d’hiver ; les uns sont pleins de bonne volonté et d’inexpérience ; les autres ont le cœur gros, mais déjà grelottent sous la froidure. Les blancs, anciens d’Afrique du Nord et vétérans de toutes les campagnes de la France Libre, ce qu’il en reste du moins, assurent la continuité et maintiennent l’esprit.
L’ennemi est bien retranché en lisière du massif forestier couvrant Belfort à l’ouest, entre le Rahin au nord-ouest et la route Villersexel-Héricourt au sud-est.
La division va tenter de frayer sa route à travers ce massif. Tout d’abord la 2e brigade commence la bagarre dans la forêt des Granges pour le B.M.11, le bois de Saint-Georges pour le B.M.5, mais se heurte à une défense solide et ne peut entamer le dispositif ennemi. C’est au cours d’une de ses actions multiples que le lieutenant Le Pors, du B.M.5, un jeune de 1940, échappé de Bretagne, est laissé pour mort sur le terrain, à quelques mètres d’une casemate allemande, l’attaque ayant échoué ; une nouvelle attaque est montée pour au moins ramener le corps de ce bon camarade. À sa faveur, un héroïque tirailleur réussit, en rampant sous les rafales, à tirer son officier hors de la zone dangereuse, et heureusement, comme il le dit lui-même : « pas mort complète ».
La résistance de l’adversaire nous oblige à chercher la faille en étirant le front vers le nord, où la 1re D.B. nous tend la main, prête à débouler sur Champagney et Belfort. Le B.M.4 prend Lyoffans, le 25 à midi, après un dur combat, puis attaque Andornay sans succès ; la 4e brigade est alors engagée encore plus au nord, déborde Andornay ; malgré cela le B.M.4 doit vaincre une résistance acharnée pour s’emparer du village à l’assaut duquel l’aspirant Geoffroy, la « fille », comme on l’appelle au bataillon, à cause de sa jeunesse et sa blondeur, déjà vieux baroudeur d’Italie et de Toulon, est héroïquement tué en servant le F.M. dont le tireur venait d’être mortellement frappé, Le B.M.21 de la 4e brigade s’empare de Clairegoutte le 27, aidé des petits chars M.3 des fusiliers marins, puis de Frédéric-Fontaine ; c’est la section du lieutenant Gras qui mène le combat avec audace, ayant fait en fin de journée 140 prisonniers et ramassé un matériel important.
Mais la décision ne vient pas, et le front s’allonge au nord de plus en plus, dépassant largement la route Lure-Belfort. Pendant que les 2e et 4e brigades grignotent la forêt sans résultat appréciable, le B.M.11 à Lomontot, le B.I.M.P. à Magny-Jobert, la 1re brigade est aussi engagée, et la Légion occupe les abords ouest du col de la Chevestraye, le 22e B.M.N.A. ceux de Ronchamps, à Eboulet ou son « Padre », le père Bigo, fait prisonnier en allant chercher le corps d’un tirailleur, est lâchement assassiné avec les quatre hommes qui l’accompagnaient. Le père Bigo était adoré de ses Musulmans : de longtemps le 22e ne fera pas de prisonniers.
Au début d’octobre, la route de Belfort parait définitivement barrée. Et il pleut, déjà il fait froid ; enfin les munitions manquent, autre « histoire de fous » de la logistique américaine, les capotes aussi. Mais on ne de bat pas moins tous les jours, dans une guérilla de patrouilles et d’embuscades, d’actions locales énervantes et harassantes, où les pertes sont d’autant plus sensibles que les résultats sont minces. On s’enterre, mais les trous sont aussitôt remplis d’eau glaciale ; les nouvelles recrues perdent leur entrain des premiers jours, déçues par les difficultés du terrain, la défense de l’ennemi et l’inclémence des éléments ; les tirailleurs noirs sont relevés au fur et à mesure de l’arrivée des jeunes Français ; quelle tristesse de voir s’en aller nos braves tirailleurs qui depuis quatre ans avaient partagé nos souffrances, nos espoirs et nos joies. Ils essayent de se faire illusion à eux-mêmes en supportant stoïquement le froid humide, et à leurs chefs en se battant avec un héroïque dévouement, mais ils savent bien qu’ils doivent nous quitter, et eux aussi sont tristes, tristes comme des enfants malheureux. Et cette relève était bien affligeante, dans sa simplicité pénible : cinq ou six F.F.I. arrivaient, généralement dans une tenue militaire de fortune ; aussitôt ils montaient en ligne, où tous les effectifs disponibles étaient absorbés en permanence ; ils prenaient l’équipement, l’armement et le ciré de cinq ou six tirailleurs parmi les moins bien portants, puis leur place, la plupart n’avait jamais eu un fusil entre les mains. Et les braves noirs étaient renvoyés à l’arrière, un peu plus tristes, un peu moins chaudement vêtus. Les premières capotes rejoignent pourtant le 1er octobre (1).
La division reçoit d’autre part du renfort sous la forme de groupements ou de maquis « indépendants », plus ou moins organisés, démunis de matériel lourd et de moyens de transmissions « Charollais », « Morvan », groupement « Segonzac », groupement « Gasthes », 11e cuirassiers. Au moins ces appoints permettent-ils de rendre les relèves d’unités plus fréquentes, si leur nervosité devant l’ennemi et leur inexpérience augmentent les soucis des officiers sous les ordres desquels ils sont placés. Mais la ténacité « Free French » vient à bout de toutes les difficultés, et le moral tient, grâce aussi à l’admirable dévouement des aumôniers qui, bravant intempéries et ennemi, « taillent » le bled sans arrêt, et apportent partout le réconfort de leur optimisme et de leur sérénité.
La pluie et bientôt la neige. Quelquefois l’automne en France est beau, mais celui de 1944 fut vraiment un des plus mauvais ; du 17 septembre au 17 novembre : 21 jours de pluie, cinq de neige, presque un jour sur deux ; c’était désespérant. Ah ! que les bonnes chaussures américaines étaient sèches, sous le soleil d’Italie et de Provence.
Et la division trouve encore le moyen de prêter ses unités à des voisins en difficulté : du 1er au 9 novembre, le 1er bataillon de Légion étrangère (commandant de Sairigné) s’en va barouder chez la 3e D.I.A., sur la route de Remiremont, où il laisse 200 tués et blessés, mais le 8 novembre, elle tient un front de 35 kilomètres. Et tout cela, parce qu’après Toulon il n’y avait pas d’essence.
Cependant, le général Brosset ronge son frein, tout en exhortant son monde à la patience, sous le prétexte de l’amalgame. Le moral même parfois fléchit, sous les assauts combinés du mauvais temps et de la tristesse de la perte d’un camarade : quand le lieutenant Séité, du B.M.5, est tué, le 16 novembre, lui qui déjà, en Italie, à la villa Adriana, était resté pour mort sur le terrain, garçon aimé de tous, benjamin du bataillon et vétéran de toutes les campagnes, sa compagnie est durement « choquée ». Pourtant, les préparatifs d’une action d’envergure se précisent, et le 14 novembre, le 1er corps, à notre droite, s’ébranle et s’empare de Montbéliard et d’Héricourt. Le 19, la D.F.L. entre dans la danse… et il fait beau. Direction : Giromagny, par Champagney. Sur l’axe, la 4e brigade à gauche, par le col de Fresse, la 2e, la 1re restent en réserve et les blindés sont fournis par les fusiliers marins et le 8e régiment de chasseurs algériens, notre vieil ami. Dès 9 h 30, Magendie et son Bataillon d’Infanterie de Marine et du Pacifique accrochent dur, cependant que le bataillon de marche entre à Champagney à 11 heures, puis occupe Magny, mais est aussi stoppé. La 2e brigade enlève les pentes sud du col de la Chevestraye et domine Plancher-les-Mines. Le 20, le succès s’accentue, tandis que le 1er corps aborde Belfort, et que le colonel Bouvet et ses commandos lui livrent la ville, en prenant le fort du Salbert de nuit, en un coup de main d’une folle audace. La 4e brigade dépasse Auxeille-Bas et se dégage de la forêt au sud de Giromagny, stimulée par le général Brosset, plus fougueux que jamais, et au premier rang des combattants. À la 2e brigade, le 22e bataillon de marche occupe le col de la Chevestraye, pendant que B.M.4 et B.M.5 tournent Giromagny par le nord.
Brosset, le matin de ce jour, avait adressé à ses troupes un message vibrant d’optimisme et d’enthousiasme ; le soir, en rentrant à Ronchamp sur une Jeep de fortune, il capote au pont du Rahin en voulant éviter un trou d’obus et tombe dans le ruisseau grossi par les pluies ; il ne peut se dégager et se noie, malgré les efforts des sapeurs qui travaillaient là pour arracher son corps au courant furieux : étrange destinée pour un tel homme, dont la joie de vivre et la force d’action surmontaient tous les obstacles et garantissaient la victoire.
Le colonel Garbay prend le commandement ; « les opérations continuent, nous resterons dignes de notre général et de nos morts ».
Déjà la 1re D.B. est à Mulhouse, mais l’ennemi, la sentant très « en l’air », s’acharne sur sa ligne de communication, Delle-Altkirch-Mulhouse, qui ne peut être dégagée que par la jonction des 1er et 2e corps entre Altkirch et Cernay. Le 21 Giromagny est contourné, au sud par le B.M.21, au nord par le B.M.5 ; celui-ci, par Auxelle-Haut et en forêt, progresse de nuit dans la neige et sous les tirs d’automoteurs, par une telle obscurité que les hommes doivent se tenir par le pan de la capote ; au matin il s’empare pourtant de Lepuix-Gy, « sur les genoux ». L’ennemi résiste partout avec acharnement, bien retranché derrière de nombreuses coupures antichars et des champs de mines dont la neutralisation maintient le génie sans cesse sur la brèche. Enfin, le 22 au matin, le B.M.5 pénètre dans Giromagny, évacué pendant la nuit par les Allemands. Le capitaine Jeanneret, arrivé à la division à Dijon avec quelques F.F.I. est du pays, il est en tête et passe devant sa maison au moment où sa mère ouvre ses volets, sans se douter que la ville est libérée. L’accueil de la population est émouvant. De son côté, la 4e brigade enlevant la quatrième ligne de défense ennemie dépasse la route Giromagny-Belfort.
La plus lente progression des unités voisines oblige le général Garbay à adopter une nouvelle articulation pour se flanc-garder : la 2e brigade, à bout, reste en flanc-garde, et est dépassée par la 1re, mais prête son B.M.5 à la 4e. L’avance continue, mais maintenant sous de violentes averses de pluie et de neige. Néanmoins, le 1er B.L.E. grimpe au Ballon d’Alsace, le B.M.11 atteint le col de Chantoiseau et la Doller malgré la forte résistance de l’ennemi. Et c’est à la ferme de Fennat que son chef, l’héroïque commandant Langlois, dont deux frères ont déjà été tués, tombe à son tour, en allant ramasser le corps d’un de ses officiers. B.M.5 et B.M.24 s’acharnent sur Giromagny ; B.M.21 et B.I.M.P. sont bloqués par des contre-attaques à Eloie. Pourtant le 24, la dernière position de la ligne principale de résistance est enlevée de haute lutte par nos combattants harassés, mais d’autant plus furieux que l’ennemi est plus acharné à se défendre, le 1er B.L.E. est depuis quelques jours devant Rougemont-le-Château, les B.M.5 et 24 à Petit-Magny et Gros-Magny. Dans ce village l’affaire est chaude ; le B.M.24 aussi est fatigué, le commandant Mirkin, de l’état-major de la 4e brigade, que la nostalgie de l’action hante dès que le baroud commence, est venu aider le commandant Coffinier, il entraîne une compagnie à l’assaut et tombe d’une balle en pleine tête ; vétéran de toutes les campagnes, légendaire à la division depuis qu’à Toulon il avait fait capituler, « au bluff », les 800 défenseurs de Saint-Jean-du-Var, il disait, il y a trois jours : « Le général est mort dans l’ambiance d’un grand succès, c’est une belle fin ». Il n’a rien à envier à son chef.
Mais c’est la finale, l’ennemi n’en peut plus, il cède partout devant nos attaques, sur la Doller, à Rougemont, à Anjoutey. Le 25, Eisenhower et de Lattre viennent féliciter Garbay à son P.C., dans cette vieille caserne de Giromagny où, il y a vingt ans tout juste, avec les officiers du bataillon de mitrailleurs indochinois, je le recevais à l’orée de sa carrière.
Le reste ne vaut pas la peine d’être conté, ce n’est plus que du nettoyage, dans le dernier élan qui porte la D.F.L., le 1er décembre, sur la ligne Urbes-Rossberg col du Hundsruck-Bourbach, à portée de Thann et de la vallée de la Thur.
Quatorze jours de combats en forêts et en montagne, une poussée de 35 kilomètres contre un ennemi d’autant plus tenace qu’il exhalait sa hargne et ses regrets d’être chassé d’un des derniers lambeaux qu’il occupait encore d’une France foulée de ses bottes arrogantes pendant quatre années, effort inouï de cette troupe déjà fatiguée au départ par deux mois de campagne inconfortable, refondue par l’amalgame et, de ce fait, composée de soldats non instruits, perdant son chef en pleine action, mais animée de l’esprit « Free French », dont le principe était l’espoir contre toute espérance et le moteur la vengeance ; effort inouï des anciens et des vétérans, plus très nombreux, hélas, mais dépositaires farouches du serment, fait quatre ans plus tôt, de reconquérir leur pays, soutenant de leur grande expérience les nerfs parfois défaillants des jeunes, effort inouï de ces « gamins » F.F.I. ou engagés, qui malgré une difficile adaptation, en dépit de leur manque d’instruction, surent se montrer dignes, pour leurs combats, de cette D.F.L. à laquelle ils étaient si fiers d’appartenir.
Trois cents morts, plus de 1.300 blessés, la disparition en pleine gloire naissante du « chevalier » Brosset, la mort héroïque de nos compagnons Langlois et Mirkin : voilà le prix que la 1re D.F.L. a payé pour n’être même plus mentionnée maintenant dans les discours officiels de la libération de Belfort.
*
Mais dormez tranquilles, Brosset, Langlois, Mirkin, et vous tous qui êtes tombés pour cette libération : « Votre division, la 1re Division Française Libre, c’est une très belle division, mais c’est aussi une société d’amis unis entre eux par la décision, délibérément prise aux plus mauvais jours, de ne pas accepter la victoire allemande, de continuer la lutte. Et de cette amitié bâtie sur une estime réciproque, des aventures communes, et aussi sur la mémoire de tant de compagnons morts à la tâche, Brosset était le guide incontesté, chef impérieux et humain, il était l’ami de tous à la division, et tous étaient ses amis ».
Dormez en paix, bataillon des morts de la 1re D.F.L. du cimetière de Rougemont ; Brosset est toujours à votre tête :
« Votre chef, le général Brosset, vient de mourir pour la France dans vos rangs. Ma pensée et mon cœur sont avec vous dans ce chagrin.
« Le général Brosset était mon bon compagnon, mon ami. Jamais je n’eus de lui que des preuves indéfiniment prodigues d’ardeur, de désintéressement, de confiance. Il était de la noble et chère phalange qui s’était, dans les premiers jours, groupée autour de moi pour accomplir notre mission au service de la France, et dans laquelle la mort l’a si terriblement frappé.
« Ses derniers regards furent ceux d’un vainqueur, puisqu’il vous conduisait à l’une des plus glorieuses victoires de cette guerre. Il est tombé sur le sol reconquis par vous sous son commandement ; c’est ainsi, je le sais, qu’il souhaitait mourir. Honneur au général Brosset, commandant la 1re D.F.L., mort pour la France ».
(1) Les échelons « B » n’ont pu rejoindre plus tôt.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 79, 18 juin 1955.