Les « Russes » de la France Libre, par un « Russe »
Le 10 septembre 1941, débarquait à Glasgow une curieuse équipe de « free french » composée uniquement d’anciens prisonniers de guerre, évadés d’Allemagne en U.R.S.S., et qui se baptisèrent eux-mêmes les « Russes », vocable qu’ils continuent à porter parmi les anciens de la France Libre.
Ils étaient 180 environ, de tous grades et de toutes armes qu’un séjour (long pour certains d’un an et plus) en commun dans les prisons soviétiques devait souder en un groupe homogène.
Leur histoire sommaire est la suivante : Parmi les très nombreux prisonniers de guerre en Allemagne, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers, étaient parqués en Allemagne orientale. Les Allemands prirent toutes mesures possibles pour les empêcher de s’évader en U.R.S.S. et annoncèrent qu’en vertu de leurs accords avec les Russes, les évadés seraient remis aux autorités allemandes. Ceci ajouté à la réputation peu engageante de l’U.R.S.S. en matière d’hospitalité, retint beaucoup de candidats à l’évasion. Certains essayèrent de partir vers la France, d’autres plus rares risquèrent cependant leur chance vers la Russie. Au total, quelque deux ou trois cents hommes réussirent dans leur tentative entre juin 1940 et août 1941, parmi lesquels les 180 « Russes » de la France Libre.
Beaucoup de ces évadés eurent des aventures étonnantes : certains firent plusieurs centaines de kilomètres à pied à travers la Prusse et la Pologne ; d’autres voyagèrent « au culot », déguisés en civils dans les trains allemands ; d’autres se camouflèrent dans des wagons de marchandises ; tous les moyens furent bons jusqu’à la frontière : arrivés là, malgré les chiens policiers, les projecteurs, les réseaux de barbelés et les patrouilles, beaucoup réussirent à passer. Certains trouvèrent d’émouvantes complicités chez les populations polonaises ; mais à quelques exceptions près, la plupart de ces évasions ressemblèrent à de véritables aventures.
Une fois la frontière franchie le sort de ces évadés fut identique pour tous : la prison !… On imagine la déception de gens qui, s’évadant pour être libres et continuer à servir leur pays, furent jetés en cellule et isolés totalement du monde extérieur.
Kaunas, Minsk, Smolensk, Grodno, etc. virent des contingents variés de Français dispersés dans les énormes bâtisses de la célèbre N.K.V.D. Là, les évadés y subirent les traitements des prisonniers de droit commun, furent interrogés des dizaines de fois, épouillés, tondus, et aussi privés des quelques rares objets personnels sauvés des Allemands.
Aux innombrables plaintes, à leurs demandes de rejoindre leur ambassade, à toutes leurs manifestations, les geôliers soviétiques opposèrent la fin la plus complète de non recevoir, exprimée sous le mot « zaftra » (demain, en russe).
Deux groupes plus nombreux furent réunis (un peu imprudemment, par leurs geôliers) dans les célèbres prisons de la « Loubianka » et de « Boutirki », à Moscou et manifestèrent leur fureur par des grèves de la faim et des attitudes de révolte qui sidérèrent leurs gardiens habitués à la passivité slave. Il serait oiseux de donner ici une description circonstanciée des prisons soviétiques, des fréquentations qu’ils y eurent… La souffrance la plus terrible fut sans conteste celle de se savoir isolés totalement du monde extérieur, morts-vivants dans une population immense de prisonniers pour qui le facteur « temps » ne comptait plus et à la discrétion d’une machine administrative pénitentiaire toute puissante et tatillonne.
Pourtant, plus de 100 évadés ayant passé la frontière au 1er janvier 1941, les Russes décidèrent de les grouper dans un camp spécial où furent d’ailleurs incarcérés également une quinzaine d’Anglais. Par petits groupes ou isolément, ils furent acheminés sur un camp situé en pleine forêt près de Koscelsk, au sud-est de Smolensk, à Mitchourine. C’était un ancien monastère tsariste, enclos de palissades et de barbelés, non loin des célèbres camps de Katyn, de célèbre mémoire. C’est ce camp que rejoignirent les premières équipes d’officiers français évadés des oflags de l’Allemagne de l’Est, parmi lesquels le capitaine Billotte, qui, le plus ancien, prit la direction du camp.
Ce regroupement coïncida avec une amélioration matérielle du sort des évadés, que le soleil du printemps russe acheva de remettre en état.
Les pensionnaires du camp de Mitchourine groupés de façon très homogène (à l’exception d’un petit groupe de communistes qui voulurent intriguer directement avec les geôliers) derrière le capitaine Billotte, présentèrent aux Russes un aspect organisé. On vit enfin poindre le jour où des lettres purent être envoyées en France. L’espoir revint.
Puis, un beau jour de juin 1941, on apprit au camp l’invasion de la Russie par les Boches.
Aussitôt, sans conteste, les Français gaullistes devenaient les alliés des Russes… mais les tribulations des évadés n’étaient pas terminées. Sans tenir compte de leurs hurlements réclamant la libération, ils furent emmenés par train cadenassé (à 50 par wagons à bestiaux !) jusque dans le Nord de la Russie, près de Vologda, à Griasevich, en passant par Moscou, car les troupes boches avançaient. À Griasevich, à côté d’un camp de Polonais (capturés par les Russes lors de leurs opérations de 1940) de nouvelles semaines d’attente commencèrent dans un enclos de 50 mètres de côté sur lequel une grande tente était plantée et où se tenaient 160 hommes… certains préférant se creuser un « abri individuel »…
Les prisonniers anglais toutefois n’avaient pas suivi le sort des Français et avaient été emmenés à Moscou à leur ambassade. C’est par eux que l’Angleterre apprit et put réclamer la libération des « free french » de Griasevich… Un beau jour le capitaine Billotte prit à son tour le chemin de Moscou et, quelque temps après, l’équipe entière partit vers le Nord. À son sort fut lié celui d’un petit groupe supplémentaire d’évadés, sortis de Kaunas par miracle au moment de l’avance allemande et qui rejoignit « in extremis ».
Cent quatre-vingt-trois évadés furent donc acheminés (avec le traitement qu’on suppose être celui des forçats ordinaires) sur Arkhangelsk et le 1er septembre un cargo soviétique les transférait sur un paquebot anglais l’Empress of Canada. C’était la liberté enfin.
Quand les évadés virent surgir de la brume de la Mer Blanche la silhouette du bateau battant « l’Union Jack » et que les deux bâtiments vinrent bord à bord, éclata une immense « Marseillaise ». C’est ainsi qu’un nouveau groupe de volontaires rejoignit la France Libre. Tous, dès leur arrivée, furent dispersés dans les rangs par petits groupes ou isolément.
Quelques dizaines d’entre eux furent tués au feu par la suite. Quelques-unes des plus belles actions d’éclat de la France Libre leurs sont imputables. Plusieurs sont compagnons de la Libération. Tous, enfin, se souviennent comme dans un rêve de la chanson qu’ils se composèrent sur l’air des « Bataillonnaires » et qu’ils chantaient pendant leurs longues étapes en Russie et sur les mers, du Spitzberg à Glascow.
Elle s’intitulait :
«Pour combattre avec de Gaulle ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 33, décembre 1950.