Le ralliement d’Yves Remond
Une évasion parmi tant d’autres
L’armistice de juin 1940 nous surprit à Diégo-Suarez (Madagascar). J’étais, à l’époque, embarqué en qualité de matelot sur le Cap Varella, de la Compagnie des Chargeurs Réunis. Ce navire était affecté à la ligne Bordeaux-Haïphong. Notre séjour se prolongea jusqu’en janvier 1941, coupé seulement de deux voyages, l’un à Saïgon, l’autre à la Pointe-des-Galets (Réunion). À notre passage dans ce dernier port, nous avions peint de chaque côté du navire le pavillon national, entouré de jaune. Ceci nous valut une belle réflexion d’un vieux matelot : « Je suppose qu’il existe un pavillon signifiant « contents ». Comme nous sommes battus, cocus, il suffira de hisser ce troisième pavillon pour que ce soit complet ! … ».
À nos passages à terre à Diégo, nous entendions parler d’un certain général de Gaulle mais, à bord, les seules nouvelles étaient le communiqué officiel placé tous les matins au tableau d’affichage. Nous nous rendions bien compte que toutes les possessions françaises n’avaient pas encore donné et, puisque l’Angleterre continuait la guerre, tout n’était pas fini.
Pendant notre séjour si prolongé à Diégo j’avais envisagé de quitter la rade en baleinière, de mettre le cap sur l’Afrique du Sud, avec l’espoir d’être recueilli par un navire anglais mais, toutes les semaines, nous recevions des informations contradictoires sur notre départ et notre destination.
Début janvier, après passage à la Pointe-des-Galets et à Tamatave, nous mettions le cap sur la France, via Dakar et Casa. À l’escale de la Pointe-des-Galets, nous embarquâmes quelques passagers jugés « indésirables » à cause de leur activité gaulliste. Je sympathisais aussitôt avec l’un d’eux, René Lepeigne, avec qui je devais tenter de rejoindre les F.F.L.
Contre tous nos espoirs, 28 jours après avoir quitté Madagascar, nous touchions Dakar, sans avoir été arraisonnés.
Deux jours plus tard nous quittions l’A.O.F. pour Casa, où nous arrivâmes sans avoir vu un seul navire anglais. Pendant notre escale à Casa les discussions allaient bon train, certains prétendaient que les Anglais étaient d’accord pour nous laisser passer le détroit et rejoindre Marseille, d’autres pensaient que nous allions être arraisonnés par les Anglais comme un autre navire français l’avait été quelques jours plus tôt.
Avec mon camarade, nous avions décidé d’attendre le passage dans le détroit et, si aucune tentative n’avait été faite, à ce moment-là de gagner Gibraltar pas nos propres moyens. Pendant mon quart sur la passerelle, j’avais compulsé les instructions nautiques et lu tout ce qui concernait le détroit, courants, vents, etc. Mon camarade me faisait confiance pour l’organisation matérielle de l’évasion.
Je choisis un radeau assez grand, 3 mètres sur 2 environ, et 50 centimètres d’épaisseur. Il était constitué de deux grands réservoirs en tôle de zinc, recouverts de lattes de bois. Pendant la nuit, avant d’aborder le détroit, j’installai sur notre radeau qui était placé à l’arrière du bateau : un aviron, deux chevrons pouvant servir de mâts, un grand morceau de toile à voile utilisable comme voile de fortune. J’attachai également, ainsi que quelques cordes nécessaires à la manœuvre, un bidon d’eau et une boîte étanche contenant des biscuits. Je plaçai aussi deux bouées de sauvetage. J’attachai une corde à chaque coin du radeau, ces quatre cordes étant fixées 2 mètres plus haut à une corde très solide qui devait nous permettre de descendre le radeau jusqu’à l’eau et de descendre jusqu’au radeau par le même moyen. Mes préparatifs étaient terminés à 23 heures, heure à laquelle, je prenais le quart.
Je tins la barre jusqu’à minuit, puis profitai de mon tour de ronde pour passer dans la chambre des cartes, vérifier la position du navire. Nous devions passer dans le détroit vers 5 heures. Je quittai le quart à 3 heures, sans que les Anglais aient fait une seule tentative pour nous arraisonner. J’allai donc réveiller mon camarade et lui dis, qu’à mon avis, il fallait y aller maintenant. Un seul ennui : le temps n’était pas beau. Nous n’étions pas encore dans le détroit, mais le courant porte toujours vers la Méditerranée et le vent soufflait du sud-ouest. D’autre part, la première équipe de lavage du pont commençait à 4 heures et nous aurions pu être surpris par eux, au cours de nos manœuvres de mise à l’eau.
Nous gagnâmes donc l’arrière du bateau et terminâmes nos préparatifs. Le radeau fut descendu très près de l’eau, à bâbord arrière. Nous inscrivîmes à la craie sur le pont « Vive de Gaulle ! » Nous endossâmes nos bouées de sauvetage et après avoir éteint le projecteur éclairant le pavillon national pour éviter d’être vus au moment du départ, nous descendîmes à la force du poignet jusqu’à notre radeau.
Il était 3 h 15, après avoir équilibré l’engin, je demandai à mon camarade s’il était prêt et je coupai la corde d’un seul coup de couteau. La surprise fut plutôt désagréable. Nous nous retrouvâmes à l’eau (qui n’était pas chaude !) tous les deux près du radeau. Un navire de notre convoi faillit nous aborder, il passa à quelques mètres de nous. Nous réussîmes à monter sur le radeau sans trop de difficultés. Nous commençâmes à nous déshabiller pour essorer un peu nos vêtements qui nous glaçaient. Tout le matériel était resté en place. Je commençai l’installation de la voile. Je m’aperçus d’un grave oubli, pas de lampe torche, il me fallait travailler dans le noir absolu. Mon camarade se plaignait beaucoup du froid et parlait difficilement tant il claquait des dents.
Et brutalement, nouvelle catastrophe : nous nous retrouvâmes à l’eau nageant près de notre radeau. Je pensais être fautif et avoir, par un très grand déplacement pendant la manœuvre, fait chavirer le bateau, mais je me rendis compte rapidement de la situation. Sans passagers notre radeau avait un gîte énorme, un côté était déjà sous l’eau, notre esquif sombrait déjà doucement.
Nous avions, sur le radeau, quitté nos bouées de sauvetage et dans le noir il nous fut impossible de les retrouver. Je nageai dans tous les sens autour du radeau. Malheureusement celui-ci s’enfonçait de plus en plus. Le choc au moment du contact avec la mer, avait sans doute fait sauter les soudures des réservoirs. Notre radeau flottait maintenant entre deux eaux et ne nous servait plus à rien.
Mon camarade accusait de plus en plus la fatigue. Je lui donnai l’aviron pour l’aider, mais il était déjà à bout. Malgré le froid, j’étais dans une forme parfaite. Le vent commença à souffler et la pluie se mit à tomber. Nous n’avions guère de chances d’être découverts, pourtant c’était maintenant notre seul espoir. René était de plus en plus faible et n’avait même plus la force de relever la tête au passage des vagues. Il sentait que c’était la fin. Il me fit une confession complète, me parla de sa mère, de la France, me disant que son ambition aurait été de servir à n’importe quelle place, là où personne n’aurait voulu le faire. Il commença à dire des mots sans suite, « de Gaulle » et « maman » revenaient très souvent. Je lui tenais la tête hors de l’eau, mais il n’avait plus aucune réaction et ne tenait plus l’aviron qui était, avec moi, son seul soutien. Pas une seule fois, il n’essaya de s’accrocher à moi, je faisais pourtant tout mon possible pour le maintenir. Quand je me rendis compte qu’il était mort, je le lâchai, il coula aussitôt. Affolé de me voir seul, je plongeai pour essayer de le remonter à la surface, mais je ne le trouvai pas. J’étais complètement démoralisé et pleurai tout mon saoul.
Il s’était écoulé une heure et demie environ depuis notre départ du navire. Il faisait toujours nuit, le vent soufflait, il pleuvait ; ma situation n’était guère enviable. Après cette période de découragement, je repris le dessus et commençai à réfléchir. Le vent soufflait du sud-ouest au moment de notre départ, il me fallait donc nager vent arrière pour aller vers Gibraltar. Il me restait un aviron avec 3 mètres de corde plus mon slip.
J’attachai l’aviron à mon corps et le prenant en remorque, je commençai à nager une bonne brasse, sans trop forcer, en essayant surtout de ne pas penser. Quand la fatigue me gagnait, je tirais mes 3 mètres de corde et retrouvais mon aviron pendant quelques minutes. Combien de temps ai-je nagé ainsi ? Impossible de m’en rendre compte.
Il faisait, toujours nuit, et brusquement, à faible distance, un projecteur éclairant la mer. Cette lueur s’éteignit aussitôt. Je ne vis aucune lumière ni feu de position. Un navire de guerre devait patrouiller par là. je criai, espérant être entendu, mais sans succès.
Je vis le jour se lever très lentement, le ciel était toujours couvert, je n’avais pas vu une seule étoile depuis mon évasion. Il bruinait toujours. Quand il fit complètement jour, je cherchai de tous côtés, mais rien en vue… ni terre, ni navire. Il est vrai que la visibilité était très réduite. Je gardais quand même confiance, me sentant toujours en bonne forme.
J’avais 18 ans. Je n’avais jamais fumé, jamais bu d’alcool et mon entraînement de Madagascar me servait bien. Je nageais et me reposais, ayant pris mon cap au jugé.
La pluie se mit à tomber très fort, un bon grain. À ce moment-là, je commençai à entendre le bruit d’un moteur marin, je pensai à un chalutier. En effet, après le passage du grain, je vis un chalutier très loin de moi. J’appelai, mais personne n’avait l’air de m’entendre ; je nageai vers le bateau quand je le vis qui commençait à virer de bord pour s’éloigner de moi. Je saisis mon aviron, j’accrochai mon slip au bout et l’élevai à la verticale. Presque aussitôt, le bateau fit demi-tour et s’avança vers moi.
Cinq minutes après, je n’avais qu’à tendre la main pour être hissé sur le pont par trois ou quatre marins espagnols. La réaction en sortant de l’eau fut très violente. J’étais allongé sur le pont, raide comme un piquet et incapable du moindre mouvement. Les marins me frictionnèrent et me déposèrent dans la soute aux filets. Je fut repêché à 9 h 15, j’étais donc dans l’eau depuis six heures ! Je grelottai dans ma soute jusqu’au lendemain matin. Le mécanicien me donnait à boire et à manger, mais j’étais incapable d’avaler quoi que ce soit. C’est ce mécanicien qui, accoudé à la rambarde, avait aperçu mon slip, flottant au vent !
Je débarquai le lendemain, à 9 heures, à Puerto Santa-Maria, au Nord de Cadix. Le trajet du bateau aux bureaux de la marine, devait valoir le déplacement : j’étais vêtu d’un vieux pantalon et d’un vieux tricot, sans chaussures et sous la bonne escorte d’un carabinier ! Comme c’était dimanche, on me mit en prison pour attendre le lundi. Ceci me permit de réfléchir à la situation et de me préparer à l’interrogatoire du lendemain.
Vers 9 heures, je fus conduit dans les nombreux bureaux de la marine et interrogé par un commandant ; je lui déclarai être tombé accidentellement à la mer ainsi qu’un camarade. Je ne sais s’il me crut. Il me laissa parler, nota, pour être transmis à l’ambassade de Françe, nos noms et adresses pour en avertir les familles. Puis il me tint ce petit discours : « Tous les Français qui viennent en Espagne racontent des histoires, mais pour nous, Espagnols, le problème est simple. Vous êtes pour Pétain, nous vous rapatrions en France après vous avoir habillé, ou vous êtes pour de Gaulle et alors, nous vous mettons en prison « La prison et son menu, je venais d’y goûter ; je dis aussitôt : « Vive le Maréchal ! » en pensant : « Il vaut mieux être en liberté qu’en prison car là, on ne peut plus grand’chose ».
Comme promis, je fus habillé par les soins du consul de France à Cadix et logé dans un hôtel en attendant le rapatriement. Le consul de France étant Belge, était chargé des intérêts de ses compatriotes et il les aidait de son mieux à rejoindre l’Angleterre. Il me remit donc de l’argent et une adresse pour Algesiras, près de Gibraltar, où je pourrais trouver de l’aide pour passer sur le rocher.
Pendant ce temps, l’ambassade de France à Madrid mit les choses au point car, le rapport déposé par le commandant du Cap Varella, à Marseille, ne laissait aucun doute sur mes intentions. Un policier fut donc chargé de convoyer ma modeste personne jusqu’à la frontière marocaine, via Algesiras et Tanger. Voyage sans histoire, jusqu’à Algesiras et Tanger. Sur le bateau effectuant la traversée, je voyais défiler devant moi ce rocher où j’aurais tant voulu aborder.
Arrivé à Tanger, vers 16 heures, je fus présenté au consulat de France par mon policier. Le secrétaire qui me reçut m’avisa qu’il me faisait coucher à l’Hôtel de Bretagne. Il me dit que je devais savoir ce qui m’attendait à mon arrivée au Maroc : désertion en temps de guerre, mon compte était bon ! À ce sujet, j’appris plus tard, qu’un de mes camarades, Paul Beyrat, marin également, qui tenta de rallier Gibraltar fut pris, jugé à Oran par des officiers français, fut condamné à mort et fusillé. Un navire de commerce porte son nom depuis la guerre.
Je gagnai l’Hôtel de Bretagne, pas très rassuré sur mon avenir. Aussitôt arrivé dans cet Hôtel, le moral remonta. La direction me donna une chambre, ainsi qu’un policier espagnol qui avait l’air très satisfait de la façon dont il était traité. La patronne m’invita au bar et aussitôt me parla du général de Gaulle ! Je lui expliquai ma situation car je vis que je pouvais lui faire confiance. « Ne vous en faites pas », me dit-elle, « nous nous occupons de tout ! »
À la fin du repas pris dans cet hôtel, une jeune femme vint vers moi et m’offrit un verre au bar. Je ne pensais pas du tout à la bagatelle, elle non plus, contrairement à ce que vous pensez. Vous allez, me dit-elle, monter dans votre chambre, éteindre la lumière pour donner le change à votre gardien, puis vous descendrez, je vous attendrai devant la porte. C’est ce que je fis. Cette jeune femme me conduisit chez elle et, en chemin, m’expliqua ce qu’il fallait faire.
« Nous sommes, me dit-elle, trop pressés, nous ne pouvons prévoir autre chose. Il faut que demain, à l’aube, au moment où ce remorqueur que vous voyez au large appareillera, vous soyez à bord ». Je ne demandais pas mieux, mais comment m’y rendre ? Les vedettes patrouillant dans le port, il était impossible de m’y faire conduire en bateau. Il fallait donc y aller… à la nage. Il n’y avait pas d’autre moyen. Je me mis à l’eau à minuit (toujours aussi froide) après avoir repéré mon bateau La Rescue ; c’était aussi le mot de passe à dire en arrivant sur ce navire.
Au début tout alla bien, je réussis même à me reposer, accroché à la chaîne d’un bateau mouillé en rade. Je repartis donc, plein de courage. C’est là que le calvaire commença : des méduses, des milliers de méduses… dans le noir, je venais de buter dans ce paquet, et mes brûlures allaient en augmentant. Je nageais toujours, mais de plus en plus mal. Je voyais mon bateau au loin, il me paraissait si loin que je désespérais d’y arriver.
Je l’atteignis enfin, à bout, et je réussis à monter à bord par mes propres moyens, par une échelle de pilote qui pendait le long du bord. Je vis de la lumière et me précipitai au poste d’équipage. Trois hommes étaient là, qui poussèrent des cris en me voyant. Je n’étais, paraît-il, pas très beau à voir. Je ne pouvais répéter qu’un mot, toujours le même : « Rescue, Rescue ». On s’occupa de moi, le commandant me vida un tube de pommade sur mes brûlures ensanglantées, sans arriver à me soulager.
Le bateau leva l’ancre dans la journée, et arriva à Gibraltar, l’après-midi du 7 avril 1941. Ce rocher que j’avais tant désiré connaître, je ne pus le voir. J’étais couché, très malade. Mes yeux avaient tellement enflé que je n’y voyais plus. C’est sur un brancard que je débarquai, pour un séjour de 15 jours à l’hôpital. Les hommes qui venaient me voir étaient des Français Libres, ces hommes que j’avais tant désiré, rejoindre pour la libération de notre pays.
Je recevais également la visite de quelques soldats anglais qui venaient converser avec moi pour perfectionner leur français. Après de laborieuses recherches, ils réussirent à trouver du bourgogne, que je fus obligé de boire pour ne pas les décevoir, n’osant leur avouer que c’était la première fois que j’en buvais.
À ma sortie de l’hôpital, je contractai mon engagement pour la durée de la guerre, devant le lieutenant Landrieux, représentant des F.F.L. à Gibraltar. Je me retrouvai avec une cinquantaine de F.F.L. qui avaient tous rejoint Gibraltar au péril de leurs vies. Et mon histoire est modeste, comparée à celles de tous mes camarades, dont beaucoup ne sont pas revenus pour nous confier les péripéties de leurs évasions.
Nous quittâmes Gibraltar pour l’Angleterre, un beau jour de juin et nous débarquâmes trois semaines plus tard à… Bathurst en Gambie anglaise. Le Bismark était passé par là, mais ceci est une autre histoire.
Quelques jours plus tard, à Lagos, nous fûmes rassemblés en hâte, le général de Gaulle désirait nous voir. Quand le Général passa dans les rangs, je vis des larmes dans les yeux de plusieurs de mes camarades, je n’étais donc pas le seul !
Celui qui représentait la France et pour qui nous avions fait tout cela et pour qui nous étions prêts à continuer, nous payait en une minute de tous nos sacrifices.
Yves Remond
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 119, juin 1959.