Le ralliement de Robert Dalsace
Seize mois d’aventure pour devenir F.F.L.
Rapatriés d’Angleterre après Dunkerque, il se trouvait en juin 1940 en Normandie, environ 500 hommes, restes de la 21e division. Le colonel Raugel qui commandait l’artillerie divisionnaire en a pris le commandement. Quant à moi, capitaine à titre temporaire de fraîche date, j’ai pris celui des 35e et 235e R.A.D., soit 7 officiers et 120 hommes.
Le 15, je reçois l’ordre d’embarquer à Saint-Martin-de-Mayoc dans un train destiné aux débris d’artillerie rapatriés d’Angleterre. Trois wagons à bestiaux, à vrai dire munis de paille, pour mon goum. Les ordres: deux jours de vivres.
Destination: inconnue. Méfiant, je fais prendre non pas deux mais cinq jours de vivres; juste ce qu’il fallait, dont une grosse de camemberts particulièrement virulents. Ils ont ajouté corps et bouquet aux autres sensations olfactives. Quant aux auditives, elles étaient principalement axées sur les ronflements. Aujourd’hui encore je me demande comment une quarantaine d’hommes jeunes et sains pouvaient produire une telle symphonie.
Pendant le voyage nous apprenons la défaite et je passe par des périodes de fureur et de désespoir.
Le cinquième jour, après le périple qu’on imagine, on nous débarque à Nîmes.
Je me présente au colonel, lui déclare que tout cela m’est insupportable et que je n’ai pas passé par tout ce que j’ai subi et fait (1) pour me faire prendre sans armes et que je lui demande l’autorisation de gagner un port pour embarquer pour l’Angleterre. Le colonel, toujours bourru, me répond textuellement: « J’ai reçu l’ordre de vous amener à Nîmes. Vous êtes à Nîmes et je n’ai plus rien à vous commander ou à vous interdire. Pour moi, j’ai reçu une affectation à l’armée des Alpes. Bonne chance. Au revoir. »
Je salue et décide de gagner Port-Vendres et fais part de mes projets au sous-lieutenant de Breon avec qui j’avais fait la Warndt, mon maréchal des logis chef Genevoix et mon maréchal des logis fourrier P. Halphen qui m’avaient fait confiance pour la petite croisière à la rame. Ils sont près à m’accompagner.
Le lendemain nous étions à Port-Vendres en situation parfaitement irrégulière et commencions nos investigations. En particulier, je rends visite à bord d’un destroyer français de retour du bombardement de Gênes. Puis arrivent trois destroyers britanniques. Je monte à bord de l’un d’eux et expose discrètement mon projet. On me demande de voir le commandant en personne, le lendemain.
Mais dans l’intervalle on avait obligé les Anglais à s’amarrer non plus à quai, mais bord à bord avec des bâtiments français, avec interdiction de monter à leur bord.
J’apprends que, dans la soirée, ils vont aller mouiller à quai de l’autre côté du port. Au début de leur manœuvre, je me précipite sur ce quai – au bord de l’eau – juste avant qu’une section d’infanterie ne vienne en interdire l’accès. Je monte immédiatement à bord où le commandant, très aimable, m’offre le passage pour tous. Enchanté, je redescends à terre, retrouve mon équipe et lui transmets la proposition. Discussion pathétique dont on imagine les éléments.
Finalement, je recueille les voix en commençant par les grades les moins élevés et, à mon chagrin, vois que je suis seul à vouloir tenter l’aventure. Et comme je me sens tenu vis-à-vis d’eux par une responsabilité morale, que je crains qu’ils ne subissent des sanctions par ma faute à leur retour à Nîmes, je leur déclare que je rentre avec eux, mais que nous le regretterons tous. À notre retour, j’apprends que nous sommes prêts à être portés déserteurs. Heureusement une explication franche arrange tout avec les autorités nîmoises.
Là-dessus, assez éprouvé par les circonstances générales et particulières, je me fais porter malade et le toubib, compréhensif, m’alloue deux mois de convalescence. Pendant ce temps, j’essaie de prendre des contacts mais malheureusement, à l’époque, il n’yen avait guère. Je tombe pourtant sur René Sanson qui était déjà « dans le bain » et m’offre une filière via l’Afrique du Nord.
Je me fais donc démobiliser à Alger où je passe deux mois solitaires – sans pratiquement parler à quiconque et attendant des instructions.
Un beau jour, je reçois un message m’invitant à prendre un contact à Oran, juste pour apprendre que la filière est grillée parce qu’un fumeur de kif imbécile a jacassé dans les souks.
Écœuré, sans ressources je me résous au début de décembre à regagner mon administration, en Auvergne.
Immédiatement, je prends contact avec mon ami Marcel Marcus qui partage mes sentiments et qui commandait une batterie de la division cuirassée de De Gaulle. Nous convenons d’un code pour nous signaler l’un à l’autre toute possibilité de gagner Londres.
Au début de février, je reçois le télégramme tant attendu « Tante Jeanne très souffrante à Toulouse te réclame. »
Je retrouve aussitôt mon ami qui m’informe qu’une Mme Marie organise des filières « très sûres » via l’Espagne. L’ennui, c’est que c’est très cher pour nos moyens. Enfin nous réunissons la somme mais il ne nous reste pratiquement rien.
Après quelques jours d’attente, elle nous présente un groupe de cinq : un Polonais, un paysan, un intellectuel, le capitaine Claisse chef pilote d’essais chez Bréguet et son fidèle mécano, Jean Mauléon. Nous devons partir le soir même pour Font-Romeu, bien entendu par petits groupes.
Le lendemain, nous débarquons à Font-Romeu, nous nous rendons à l’hôtel prescrit pour y apprendre que le guide était arrivé la veille au matin et, n’ayant pas trouvé ses passagers, était reparti le soir même.
Catastrophe! Nous voici tous les sept à l’hôtel, sans argent et sans pouvoir rien faire. Après un coup de fil discret à Toulouse, l’hôtelier nous informe que nous trouverons chez lui vivre et couvert, en attendant des instructions.
Une dizaine de jours se passent. Nous devenons nerveux et décidons d’envoyer Marcus à Toulouse, aux nouvelles. Il revient le lendemain: Mme Marie lui a promis que ça s’arrangerait mais qu’il fallait un peu de temps pour monter une nouvelle opération.
De fait, trois jours plus tard, je suis prié de rejoindre seul Toulouse en vue d’un départ. Or je ne tenais pas à quitter mon ami, et surtout j’estimais que si, au début de 1941, un officier d’artillerie tant soit peu expérimenté pouvait rendre des services, un chef pilote d’essais chevronné serait infiniment plus précieux. Cette opinion prévaut, et malgré son chagrin de quitter Mauléon qu’il me confie, le capitaine Claisse part à ma place. Nous avons bien fait: le capitaine Claisse a fait une guerre brillante qu’il a terminée comme colonel, Compagnon de la Libération, commandeur de la Légion d’honneur, D.S.O., D.F.C., etc.
Quelques jours se passent encore, nous évacuons l’hôtel qui ferme, puis un second et nous nous réfugions dans un dortoir du presbytère. Et puis, on nous annonce un rendez-vous avec le guide, un beau soir à 20 heures.
Nous trouvons un Espagnol qui ne sait pas un mot de français et commençons dans la montagne une effrayante randonnée qui s’est terminée le lendemain à 17 heures dans une auberge espagnole. Le lendemain à l’aube nous repartons dans la montagne, couchons dans une grange glacée. Le troisième jour, même régime, les montées, les descentes, les passages de torrents glacés et, nous arrivons la nuit à Andorre. Là, on nous conduit à un hôtel avec interdiction de sortir des chambres. Après vingt-quatre heures de repos, encore deux étapes nocturnes qui nous font aboutir à 4 heures du matin à un village nommé Arfa.
Nous y prenons un car, qui, malgré la présence d’un guardia civil discret, nous amène au petit jour à Lérida. Le guide nous installe sur une rive de l’Ebre bordée de maisons en ruine, conséquence de la guerre civile et va, dit-il, chercher celui qui doit le relayer.
Deux heures se passent et nous voyons de petits groupes, sur le pont et les quais, qui visiblement se demandent qui sont ces étrangers et ce qu’ils font là.
Le Polonais part à la découverte et personne n’en a plus entendu parler. Marcus et moi décidons de prendre du champ et d’évacuer la berge.
Nous passons par des caves, franchissons des égouts. À un moment, je me retourne, m’aplatis au sol en faisant signe à Marcus : nos trois compagnons sont entourés de policiers qui les emmènent.
Que faire? En apparence, deux solutions : ou bien aller à la gare en tâchant de se cacher dans un train – ou bien entrer n’importe où et demander au hasard, le droit d’asile.
Il me paraît aujourd’hui probable que la deuxième possibilité aurait eu des chances d’aboutir. Malheureusement, c’est l’autre que nous avons choisie. Nous trouvons la gare sans trop de difficultés, mais là un policier en uniforme d’officier nous interpelle : « Tienes documentation? » (vos papiers). Inutile de dire que nos papiers français ne valaient rien et nous retrouvons au commissariat de police nos trois compagnons qui nous avaient précédés.
Avant les interrogatoires, nous nous concertons rapidement pour donner des renseignements faux sur : ville de départ – point de passage de la frontière – itinéraire – guide, pour ne pas compromettre « Mme Marie » malgré le pétrin où elle nous a mis.
Saisie des papiers d’identité, du peu d’argent qui nous restait, prise des empreintes (les 10 s’il vous plaît) et on nous « loge » dans un cachot nu, carrelé d’environ 8 m2.
Le surlendemain matin un détachement de la Guardia civil nous emmène, menottes aux poings, au vieux séminaire transformé en une prison d’environ 1.800 détenus. Là on nous parque dans une pièce, carrelée de 15 m par 6, occupée par une centaine de prisonniers, « des politiques ».
Ils nous accueillent fraternellement et partagent avec nous le peu qu’ils ont – couvertures – un peu de nourriture pour ceux qui ont de la famille en ville et reçoivent des colis.
Que faire, sinon apprendre l’espagnol et essayer de dormir malgré la dureté du sol, l’encombrement, les odeurs (il n’y a pas d’eau dans la prison sauf un maigre filet dans la cour), une vermine innombrable, la lumière toute la nuit, les appels périodiques des sentinelles sur le chemin de ronde, et, deux fois par semaine, les rafales de mitrailleuse qui, au petit jour, liquidaient les condamnés à mort dans une carrière voisine.
Nourriture: deux soupes d’une clarté éblouissante et un bout de pain pour l’obtention duquel il faut crier « Franco ».
Chaque jour à 17 heures, les détenus descendaient dans la cour pour une sorte de concert donné par un orchestre fort disparate de prisonniers. À la fin, on se mettait en rang et regagnait au pas cadencé les dortoirs au son d’une marche assez entraînante.
Au bout de quelques jours un détenu, employé à la direction, vient à nous et nous pose cette question singulière : « Y a-t-il un musicien parmi vous ? ». Nous nous concertons et estimons qu’il n’y a pas de risque. Je me désigne.
Le directeur me fait aussitôt convoquer et me demande par interprète, de remplacer le chef d’orchestre qui ne lui donne pas satisfaction. Un peu étonné, je commence par déclarer que je ne veux pas lui prendre sa place, mais comme il me répond que le titulaire est d’accord, j’accepte, à condition d’avoir les musiciens pour répéter.
Et me voilà bombardé directeur de la musique du Seminario Viejo, mais il faut avouer que rien n’était facile. Difficultés de langage, qualité médiocre des instrumentistes et surtout absence totale de partition. Il y avait seulement, pour diriger, une partie de piano conducteur et les instrumentistes faisaient ce qu’ils pouvaient.
Enfin les choses s’arrangent cahin-caha et c’est le cœur un peu battant que je prends la baguette devant ce public, si spécial soit-il.
N’ayant pas trop mal réussi avec l’orchestre, je me vois également confier le chœur : environ 80 hommes dont quatre seulement savaient lire leurs notes. De telle sorte que pour apprendre un morceau, il me fallait répartir les chanteurs par voix dans des pièces différentes en mettant dans chacune un choriste sachant lire ses notes tandis que je tournais pour surveiller justesse, mesure et interprétation. Les voix séparées mises en place, je réunissais tout le monde.
Cet intermède musical a eu un premier résultat, celui d’autoriser mes compagnons français à prendre nos repas à la cuisine où nous avons été aussi bien traités que possible – pommes de terre ou riz à discrétion – parfois un bout de viande. D’où grosse amélioration du physique et du moral.
Malgré leur manque d’instruction, la musicalité des instrumentistes et surtout des choristes permettaient des résultats très honorables.
C’est ainsi que [e jésuite venu prêcher la messe en musique de Pâques, a commencé son sermon par ces mots que je ne suis pas près d’oublier: « Mes chers frères, bien des cathédrales de l’Espagne pourraient envier à cette pauvre prison une musique comme celle que vous venez d’entendre sous la direction de votre camarade français. »
Le directeur était enchanté, organisait un concert pour l’après-midi, invitait des gens de l’extérieur et… doublait la ration de tous les musiciens.
Moyennant quoi j’étais bien vu de tous et cela s’est montré fort payant à la longue.
Mais fin avril, coup de tonnerre! le lendemain, à l’aube, trois d’entre nous – dont mon ami Marcus – doivent être reconduits à la frontière française. Pourquoi cette discrimination, je ne le saurai jamais.
Mais à quel poste seront-ils livrés? Si c’est à Irun, c’est le désastre, la Gestapo et tout ce qui s’en suit. Si c’est à la frontière de zone libre, les dégâts seront limités.
Le premier choc passé, je m’avise qu’ils n’ont pas récupéré leurs papiers. Je bondis au bureau pour les réclamer, mais ils sont restés à la police. Je demande le directeur qui est à son domicile, mais me délègue un de ses officiers.
Je lui demande énergiquement d’aller immédiatement au commissariat pour récupérer les papiers de mes camarades.
De fait, il revient une heure plus tard avec les pièces, non seulement de ceux qui partaient, mais de Mauléon et moi qui restions.
À tout hasard, nous les camouflons avec soin, ce qui s’est avéré par la suite fort utile.
Le lendemain, nos amis nous quittaient. Remis aux Français, ils ont fait un mois de prison, mais je n’en ai jamais revu aucun.
Marcus a été tué en décembre 1944, un autre a été fusillé, le troisième a disparu…
Quelques jours plus tard, on me signifie que Mauléon et moi passions du contrôle du gouverneur civil de Catalogne sous celui du gouverneur militaire – qu’est-ce que ça veut dire?
Peu après, on nous expédiait sur le camp de concentration de transit de Cervera où nous restons une quinzaine de jours avec des détenus de toutes nationalités, anglais en particulier. Les conditions d’hygiène étaient effarantes: la prison n’avait qu’un gardien qui nous enfermait la nuit dans des cachots sans la moindre commodité et où des générations de vermine croissaient et se multipliaient. La nourriture était assortie: herbe non assaisonnée, viscères de chien, débris variés.
Un jour, le consul d’Angleterre vient rendre visite à ses nationaux et donne à tous quelques conserves. Je n’oublierai pas un Polonais phtisique au dernier degré, mangeant avec ses doigts la totalité d’une énorme boîte de sardines.
Je peux avoir une conversation avec le consul. Il m’annonce que nous allons être dirigés sur le célèbre camp de concentration de Miranda de Ebro et que la seule chance pour les Français d’être libérés est qu’ils se prétendent Canadiens, ce qui permettra l’intervention de l’ambassade de Grande-Bretagne à Madrid.
Un beau matin, on nous amène à la gare et on nous entasse dans un wagon à bestiaux séparé en deux par une cloison horizontale et où on ne peut tenir qu’assis ou couché. Pendant le parcours, il pleut à seaux, l’eau pénètre par les trous du toit puis par ceux de la cloison en entraînant toutes les crasses imaginables.
Au milieu de la nuit, débarquement, en gare de triage de Saragosse où nous attend une escorte affectueuse de 20 guardia civils baïonnette au canon, les officiers sabre au clair. Trempés, nous marchons pendant une demi-heure sur le ballast, puis en ville.
On nous stoppe devant la prison où l’officier pénètre et reste longtemps. Il revient un peu penaud pour nous dire que la direction n’ayant pas été avisée de la livraison du colis de choix que nous sommes, il refuse de nous incarcérer. Et nous regagnons notre aimable wagon.
Le lendemain, au milieu de l’après-midi, nous arrivons à Miranda où Mauléon et moi déclinons sans sourciller notre nationalité canadienne, ce qui ne fait aucune difficulté. On nous laisse nos précieux papiers.
Rapidement, en qualité d’officier le plus ancien, je suis bombardé chef du camp canadien et chargé des relations avec le commandement du camp et avec l’extérieur, c’est-à-dire avec l’ambassade.
Là commence un long séjour quelque peu adouci par les colis et petits subsides de l’ambassade et surtout par les visites décadaires du colonel Drummond-Wolfe, attaché militaire adjoint, un homme d’une grande intelligence et d’une grande bienveillance, parfaitement distingué; bref, le type achevé du gentleman.
Dès sa première visite, je lui confie nos papiers pour qu’il les mette en lieu sûr, précaution utile.
Tout le monde a entendu parler de Miranda – ce n’était pas le paradis, mais il faut reconnaître qu’à côté des prisons, on ne s’y trouvait pas trop mal.
Quatre mois se passent dans la routine: appels biquotidiens, obligation d’entendre les trois hymnes nationaux et de crier « Franco » dans des alternances d’espoir et de dépression.
Une fois, c’est l’affaire du « Bismarck », une autre la nouvelle qu’Hitler négocie avec Franco le passage de ses troupes en Espagne pour prendre Gibraltar à revers. Puis, naturellement, tous les bobards qui circulent toujours dans les prisons.
Au début de septembre, le colonel Drummond-Wolfe vient au camp et comme d’habitude me reçoit en particulier. Il laisse volontairement traîner sur la table un papier sur lequel je déchiffre mon nom. Il voit mon regard et me tend le papier sur lequel je lis : « Dalsace, Mauléon, Phoneys » – je demande une explication et il m’apprend que la Seguridad espagnole à qui notre libération a été plusieurs fois demandée, la refuse parce que nous sommes en réalité Français.
Le colonel, qui ne peut risquer de compromettre l’ambassade dans une affaire de ce genre, est désolé de m’apporter cette nouvelle et me suggère, visiblement, sans grand espoir, de trouver une solution.
Déjà déprimé par la dysenterie et la furonculose, je reçois ce nouveau choc comme un bœuf assommé, je sors en vacillant et vais mettre Mauléon au courant. Que faire ?
À force de réfléchir au problème, jour et nuit, je trouve une solution médiocre, mais solution tout de même que je propose au colonel à son passage suivant:
« La Seguridad n’a pas nos papiers puisqu’ils sont à l’ambassade. Pourquoi ne pas raconter que ce sont de faux papiers français dont nous, Canadiens prisonniers et évadés, nous sommes servis pour circuler en France ? »
C’est un peu cousu avec de la corde à piano, mais c’est un risque à prendre et il paraît douteux que la Seguridad aille jusqu’à faire faire une enquête en France.
Je ne pense pas un instant que les Espagnols aient été dupes mais l’explication a été avalée puisque, 15 jours plus tard, je recevais un télégramme du colonel m’annonçant avec la libération de Mauléon et la mienne, celle d’une quarantaine de détenus.
À sa visite suivante, la dernière pour nous, le colonel me dit que nous sommes trop nombreux pour tenir dans le car, que certains voyageront par fer et qu’il me prie de l’accompagner dans sa Bentley.
Après de nombreux incidents de route, il me dit : « J’ai retenu une table dans un restaurant du Guadalajara. Je m’excuse de ne pas connaître vos goûts, mais à tout hasard, j’ai commandé des truites et des perdreaux ». Pour ne pas être en reste d’humour, je me suis contenté de sourire et de lui lancer un regard en coin.
Deux jours à Madrid – enfermés bien entendu mais à l’hôtel et sur parole – puis Séville, puis Gibraltar où d’admirables Tommies en short nous présentaient les armes.
Un convoi, abondamment torpillé, et c’était le bail de quatre ans avec la France Libre.
Robert Dalsace
(1) J’avais eu les trois quarts de ma batterie de tir mise hors de combat et mon héroïque sous-lieutenant Delattre tué à sa pièce d’une balle dans la tête. Quant à moi, faute de bateaux le 4 juin à 7 heures du matin à Dunkerque, j’avais empilé dans un canot de mer à deux rames une dizaine d’hommes avec qui j’ai pu gagner Ramsgate le 5. Mais ceci est une autre histoire.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 187, octobre 1970.