Le ralliement de Pierre Brossolette
À bord d’un Lysander, avril 1942, Pierre Brossolette rejoint Londres
Gilberte Pierre Brossolette raconte
Il y a tout juste cinquante ans, où était, que faisait Pierre Brossolette ?
On pouvait le rencontrer à Paris dans une librairie de la rue de la Pompe, en face du lycée Janson de Sailly. Là, jour après jour, celui qui avait brillamment suivi les classes de la sixième à la philo vendait apparemment des crayons et des gommes, des cahiers et des grammaires, des arithmétiques et des stylos aux potaches de son ancien lycée.
Capitaine au 5e régiment d’Infanterie, démobilisé en août 1940, croix de guerre, il n’avait pas pensé une minute à poursuivre sa carrière de journaliste, chroniqueur de politique étrangère sous l’occupation allemande. Passant par Vichy, il s’était présenté aux services de l’Éducation nationale, espérant se faire réintégrer, comme agrégé d’histoire, mais les services du Ministère n’avaient pas donné suite à sa requête.
Ralliant Paris, il se demandait avec anxiété, ce que seraient les lendemains pour sa famille, ses enfants et lui-même, après bien des hésitations nous tombions d’accord : une librairie était la meilleure solution pour assurer notre vie matérielle à tous quatre.
Mais cette activité n’était devenue peu à peu qu’une apparence. Se cherchant à tâtons dans l’ignorance de leurs sentiments, avec patience, avec prudence, les premiers résistants se découvraient les uns aux autres.
Dès l’hiver 1940-1941, se constituait le réseau « du Musée de l’Homme ». Agnès Humbert, Jean Cassou prenaient contact avec Pierre. Et, déjà, Pierre retrouvait sa plume…
Ce réseau fut l’un des premiers mouvements de Résistance. Il s’agissait, par des tracts et des feuillets, distribués en cachette, de réveiller le réflexe patriotique, de secouer la passivité, de contrebalancer les mensonges de la propagande officielle, mais aussi de renseigner les Alliés, de tenter peu à peu de mettre sur pied une armée clandestine.
Le journal s’appelait « Résistance ». Il paraîtrait huit fois. Car hélas, dès février 1941 eut lieu la première arrestation. Pierre, à cette époque, assura la direction du dernier numéro, celui qui porte la date du 25 mars 1941.
Mais les arrestations continuaient Le procès eut lieu. Le réseau était démantelé. Emprisonnés, fusillés, déportés, les premiers combattants clandestins disparurent. Par miracle, Pierre avait échappé au massacre. Et pourtant son nom figurait sur l’un des papiers saisis !
Recherches et tâtonnements continuaient, au début du deuxième hiver, apparut une nouvelle éclaircie dans le brouillard.
Ce fut par l’entremise de Louis François, géographe et futur inspecteur général de l’Éducation nationale. Il s’agissait, cette fois-ci, d’un véritable contact avec Londres par l’intermédiaire du réseau « CND Castille ». C’est-à-dire de pouvoir envoyer du courrier, des renseignements, de l’information, des plans, à la France Combattante.
Inutile de préciser combien le local de la librairie rue de la Pompe devenait essentiel. Il ouvrait toutes les possibilités de rendez-vous, allées et venues perpétuelles, vastes casiers de livres et de cahiers, sous-sol bourré d’une bibliothèque de milliers de livres. Combien de clandestins ont ainsi pu rencontrer Pierre, que de renseignements, de plans, de courriers secrets ont pu ainsi transiter des placards et des tiroirs de la boutique de la rue de la Pompe jusqu’à la France Libre…
Rémy avait réussi à organiser une véritable agence de renseignements avec des spécialistes de l’armée, de l’aviation, des chemins de fer. C’est ainsi qu’étaient acheminés vers les Alliés les plans des bases de sous-marins, les emplacements des batteries côtières, les déplacements des bateaux de guerre allemands ou des troupes stationnées sur le sol français. Autre activité de la CND, l’acheminement à Londres des personnalités qui pouvaient exposer, en tête à tête, au général de Gaulle l’importance et les perspectives de leur action sur le terrain.
C’est ainsi que Pierre rejoignit Londres à la lune d’avril 1942, sur un petit Lysander, qui commençait la série des allées et venues clandestines des deux côtés de la Manche pour transporter des hommes et du courrier.
Ce fut pendant ce premier séjour de Pierre à Londres (il devait accomplir trois allers et retours), que j’eus une première, puis une seconde visite de la Gestapo. Inutile de préciser, ici, mon angoisse quand ils emmenèrent mon fils Claude, alors âgé de 14 ans, rue des Saussaies pour l’interroger.
Toutes ces aventures, je les ai racontées plus longuement dans un livre, paru en 1976, chez Albin Michel. Son titre : Il s’appelait Pierre Brossolette.
La mission à Londres de Pierre fut essentielle. Ses entretiens avec le général de Gaulle et le colonel Passy, chef du BCRA, apportèrent à la Résistance extérieure de nouvelles perspectives en vue de l’action sur le sol français.
Mais, dès son retour, parachuté quelque part en zone libre, Pierre, dûment renseigné sur mes difficultés avec les Allemands, devait devenir clandestin. Ce qui sous-entendait divers domiciles, plusieurs agents de liaison, et toutes les précautions indispensables pour le moindre rendez-vous, le plus simple contact. Tous ceux qui ont vécu ce genre d’existence se rappellent avec angoisse ce que cela signifie.
Pierre faisait preuve d’une grande activité, il multipliait les entrevues, passait de nombreuses fois la ligne de démarcation entre les deux zones, tissait la trame d’une action élargie qui devait atteindre toutes les activités intellectuelles et sociales.
Le général de Gaulle, en outre, l’avait chargé de joindre certaines personnalités de tous les horizons politiques, de toutes les sensibilités philosophiques ou religieuses. Il s’agissait d’élargir les bases du Comité National Français de Londres.
Ce comité devait correspondre en Grande-Bretagne, mais aussi pour tous les pays alliés, ou non, à la multiplicité des sentiments, des idéaux et des espoirs de la France intérieure qui souffrait sous l’oppression nazie.
Pendant ce temps, j’assurais la liquidation de la librairie de la rue de la Pompe et préparais notre départ de Paris. Pour les enfants, la famille, les amis, nous devions nous rendre en zone libre… En fait, c’était une évacuation vers la Grande-Bretagne, par les voies détournées de la zone dite libre, puis la Méditerranée, Gibraltar et l’Atlantique. Un voyage de deux mois et de multiples dangers. Nous devions, en principe, nous retrouver à Londres en automne 1942.
L’hiver 1942 se passa donc à Londres. Mais déjà Pierre préparait la grande mission qu’il devait accomplir au printemps 1943, accompagné du colonel Passy, chef du BCRA, et de Yeo Thomas, dit Shelley, envoyé de Sa Majesté britannique, qui leur était associé. Il s’agissait de la mission Brumaire-Arquebuse, capitale pour l’organisation et l’évolution de la Résistance.
Il y avait urgence à entreprendre la coordination de la Résistance en zone nord. Il fallait en premier lieu obtenir la séparation, la plus totale possible, entre ce qu’on appelait d’une part « le renseignement » et d’autre part « l’action » ; le « renseignement » représentant pour la conduite de la guerre un élément fondamental, cela se conçoit aisément. L’« action », civile et militaire consistant à créer des groupes, plus ou moins bien équipés (hélas !) qui devaient, soit pratiquer des sabotages, dans les usines et sur les voies ferrées, soit préparer de futurs coups de main et dans un avenir plus lointain constituer les noyaux d’organisations militaires clandestines.
Le troisième terme de la mission chargeait Pierre Brossolette d’une responsabilité plus lointaine, mais plus délicate : la recherche en coopération avec les formations existantes de « cadres » d’une administration provisoire de la France occupée au jour de la Libération.
Enfin, un autre document, d’une exceptionnelle importance, daté du 24 janvier 1943, donnait pouvoir « au cas où les communications seraient coupées entre le général de Gaulle et la France plus d’un mois, d’exprimer et d’interpréter les directives du général de Gaulle et du Comité National Français… »
Toutes ces instructions devaient aboutir un jour à la création en France intérieure occupée du Conseil National de la Résistance qui se réunit, pour la première fois, le 27 mai 1943 à Paris. Ce Conseil était composé de huit membres des mouvements de la Résistance, de deux syndicalistes, et de six politiques sous la présidence de Jean Moulin.
Pierre, Passy et Shelley étaient de retour à Londres le 15 avril 1943 ; mission accomplie.
Mais Pierre voulait repartir. Il se rendit à Alger où se trouvait dorénavant le général de Gaulle pour lui arracher la permission de retourner dans l’enfer. Jean Moulin arrêté, le gouvernement provisoire avait nommé son nouveau représentant au Conseil national de la Résistance : Émile Bollaërt. Il fallait lui transmettre cette désignation et les instructions qui en découlaient. Il fallait aussi l’informer et lui faire connaître les arcanes de la Résistance. Ce troisième départ eut lieu le 18 septembre 1943.
En trois mois Pierre allait reprendre contact avec les chefs de la Résistance, servir de mentor auprès de Bollaërt, collecter des documents (notamment dans le Nord, les emplacements des rampes d’envol des V 1).
La pression allemande se faisait de plus en plus lourde. Les effectifs de la Gestapo s’élevaient à 32 000 hommes, rien que pour Paris et la banlieue. Les difficultés, les imprudences multipliaient les arrestations. Les amis, les points d’appui disparaissaient.
Cependant les actions de sabotage de la Résistance, comme le soulignerait Shelley à son retour à Londres, se révéleraient mille fois plus efficaces contre les objectifs ennemis que les bombardements alliés. Shelley repartit le 10 novembre. Un Lysander vint le reprendre dans la région d’Arras.
Pierre avait encore à régler un certain nombre de points, si bien qu’il ne put se joindre à son ami anglais, de même que Bollaërt.
Et ce fut alors la série noire, des avions qui ne trouvaient pas le terrain prévu, la DCA qui les abattait, la brume qui voilait le sol, les arrestations dans les villages d’accueil. Les mois passaient en allées et venues clandestines, dans tous les coins de France.
Vint la proposition de certains services d’Alger, d’une opération maritime au départ de Bretagne, au mois de mars. L’embarquement sur un petit bateau de 18 mètres eut lieu à l’île Tudy. Le temps était exécrable. Sur le point de couler la fragile embarcation, baptisée le Jouet des Flots, réussit à s’échouer sur les rochers avoisinant la pointe du Raz.
Bollaërt et Pierre furent arrêtés peu après, transportés d’abord à la prison de Rennes, puis ensuite à celle de Fresnes. Interrogé plusieurs jours avec accompagnement de schlague et de baignoire, Pierre tenta dans un geste suprême une sorte d’évasion qui le jetait sur le sol de la Gestapo du 86 de l’avenue Foch.
Il mourut dans la nuit, derrière les barbelés du pavillon, affecté à l’hôpital de la Pitié, aux résistants torturés, par l’occupant. Il n’avait pas parlé.
C’était le 22 mars 1944.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 277, 1er trimestre 1992.