Ralliement d’artilleurs du Levant
Au travers du Liban vers la Palestine, par Pierre Huan
Le samedi 29 juin 1940, à 11 h 30, dans l’oliveraie d’El Beddaouï, à côté de Tripoli (Liban), où était cantonnée dans les baraquements en planches la 11e batterie mixte de côte et D.C.A. du régiment d’artillerie coloniale du Levant (R.A.C.L.), le capitaine Michel Corré, commandant cette unité, réunit son personnel blanc et noir et nous annonça la fin de la guerre. Mouvements divers dans les rangs du personnel européen. Il fut possible d’entendre les opinions suivantes :
« Enfin, depuis le temps que nous vivons à la remorque des Anglais, ces empêcheurs de tourner en rond vont enfin savoir ce que c’est que la guerre car maintenant les Allemands vont aller chez eux ! »
« Moi tomber sous l’autoritarisme allemand, rien à faire ! Je m’en vais en Palestine. Les Anglais continueront, un jour les Américains entreront dans la danse et ce jour-là les Allemands seront « foutus » ! »
La première opinion venait surtout du personnel sous-officier. Personnellement, j’étais du second avis et bientôt se formèrent deux clans :
– l’un, heureux que tout soit fini ;
– l’autre, désireux de continuer par n’importe quel moyen.
J’étais à l’époque brigadier et secrétaire du capitaine, et, du fait de cette position privilégiée, quelques camarades me demandèrent de lui parler – ce que je fis dans l’après-midi de ce samedi. J’allai voir notre capitaine et rapporte ici à peu près la conversation que nous eûmes :
« Mon capitaine, avec quelques camarades nous envisageons de partir en Palestine. Qu’en pensez-vous ?
« Vous avez raison, si ma femme n’était pas là où elle est (en clinique, en instance d’accoucher), je me serais fait un honneur de vous conduire, mais partez seuls, je ne vous porterai déserteurs que quarante-huit heures après votre départ. J’espère qu’à ce moment, vous aurez réussi à passer la frontière et serez à l’abri des représailles des autorités françaises. Je tenterai de vous rejoindre plus tard !
« Je vous remercie mon capitaine. Mais pour ce voyage nous aurons besoin d’argent ! Demain dimanche, c’est la fin du mois. Pourrions-nous toucher notre solde ?
« Oui, je vais en donner l’ordre au maréchal des logis-chef. »
Au rapport du soir, notre capitaine donna l’ordre au payeur d’avoir à verser la solde le lendemain dimanche dans la matinée (ce qui ne plut pas à ce dernier, déjà au courant de ma visite au capitaine et heureux que la guerre soit terminée). Toute la nuit, avec les amis Lortet (blessé du côté d’El Alamein, un oeil en moins) Grégoire (tué à Ponte-Corvo), Vuillaume (tué à Bir-Hakeim), Mallard (grièvement blessé en France), Destailleurs, Grignon, nous discutâmes du meilleur moyen pour passer en Palestine.
Nous avions à la batterie une vieille camionnette Lafly qui servait au ravitaillement et que conduisait Lortet. Nous décidâmes de l’utiliser.
Le dimanche midi nous étions payés. Après le déjeuner, nous partîmes en ville pour savoir un peu ce qui se disait. Nous apprîmes ainsi qu’une compagnie du 11e R.I.C. était partie en camion pour la Palestine via Beyrouth, mais que maintenant il était impossible d’utiliser cette route car le tunnel qui se trouvait sur cet itinéraire était gardé par un détachement d’infanterie.
Rentrés à notre cantonnement, nous réunîmes ceux qui étaient désireux de nous accompagner. Nous fûmes vingt. Outre ceux déjà nommés, il y avait Krouss, Louis, Rousset, Sibi, Piauge, Charbonnier, Martin, Lamoury, Brunel, les autres noms m’échappent…
Nous commençâmes alors nos préparatifs : plein de la voiture et de la nourrice, car notre véhicule brûlait ses 18/20 litres au moins aux 100 kilomètres. Nous avions de quoi faire environ 300 kilomètres, pas davantage.
Par la côte, cela nous aurait permis de gagner la Palestine, mais hélas ! il ne fallait pas envisager cette route. Tant pis ! Après l’extinction des feux de 21 heures, nous embarquâmes avec nos armes individuelles approvisionnées, une caisse de grenades et la mitrailleuse de la batterie en position de tir à l’arrière de notre véhicule. Lortet au volant, moi à ses côtés et les 18 gars derrière – entassés plutôt mal que bien.
Avant de partir, les dix-neuf gars qui m’accompagnent m’ont nommé responsable de l’odyssée qui commence et, d’un commun accord, ont vidé leurs poches et m’ont remis tout l’argent qu’ils avaient. Cet argent nous sera utile, notamment pour acheter de l’essence à Damas (au marché noir qui sévissait déjà !)
21 h 30. En route, l’aventure commence. Direction le nord vers Hama. Avant Hama nous obliquons de 3000 à droite sur la route de Damas. Nous trouvons vers 4 heures du matin un barrage (Légion), mais personne n’est là pour nous demander où nous allons et nous traversons après avoir enlevé les chevaux de frise que nous remettons en place après notre passage. Une dizaine de kilomètres avant Nébeck, à 100 kilomètres environ de Damas, ce qui devait arriver arrive : plus d’essence ! il nous reste encore environ 180 kilomètres pour être à la frontière ; qu’allons-nous faire ?
Une petite cabane se trouve devant nous à 200 mètres; Grignon y va pour voir ce que c’est. Arrivé, il m’appelle à grands gestes. J’y vais. C’est un téléphone qui est relié à la gendarmerie de Nébeck. Grignon a téléphoné, il a eu au bout du fil un gendarme qui demande à parler au chef de détachement. Avant de prendre l’appareil, il me glisse à l’oreille qu’il avait déclaré être en panne de carburant. Rapidement j’invente une histoire plausible et mon correspondant me déclare qu’il remet à l’autocar qui se rend à Homs un bidon d’essence de 20 litres pour nous permettre de gagner Damas où je lui dis nous rendre.
Une demi-heure plus tard, dans un nuage de poussière, arrive notre sauveur avec l’essence promise. Nous remettons 10 piastres (2 francs) au chauffeur pour le remercier.
Transvasée rapidement dans le réservoir, cette essence nous permet de repartir. Aucune route pour éviter Nébeck que nous décidons de traverser après avoir élaboré le « bateau » à raconter en cas d’arrestation… ce qui se produit.
Au milieu de la ville, barrage ! Deux gendarmes : un Français et un Syrien nous attendent. Ils demandent le « chef de détachement » que veut voir l’officier commandant de la gendarmerie de ce centre.
Je me présente devant cet officier et lui raconte que, spécialistes de D.C.A. dépendant du R.A.C.L., nous regagnons Damas. Nous avons crevé… le temps de changer de roue et la colonne dont nous faisons partie était loin. Nous devions passer par Baalbek pour récupérer d’autres spécialistes du R.A.C.L., mais nous avons « loupé » la route et maintenant nous nous dirigeons directement vers Damas, au quartier Soudois.
Les précisions que j’ai fournies à cet officier ont agi favorablement et il nous laisse repartir après m’avoir promis d’aviser notre corps à Damas de notre arrivée en solitaires. Je lui demande de n’en rien faire pour nous éviter des ennuis. « Si, si, j’aviserai votre commandant de corps ! » Je n’ose insister de peur d’éveiller en lui quelques soupçons quant à la véracité de mon histoire et nous repartons.
Nous avons juste de quoi gagner Damas, mais si le lieutenant a téléphoné, que nous réserve notre arrivée en cette ville ? Après Douma, quelques kilomètres avant Damas, nous nous arrêtons et « planquons » notre véhicule à quelques centaines de mètres de la route, sous les oliviers. Nous nous réunissons pour les dispositions à prendre en vue de traverser Damas, dernier obstacle avant Kuneitra et la Palestine.
J’avais vécu un peu plus d’un an à Damas et connaissais très bien cette ville.
De l’essence nous étant nécessaire pour faire les 80 kilomètres environ qui restaient à parcourir, je décidai de partir au « Garage des Omeyades » sur la place Merjé où j’avais connu le gérant. Partis en « Arabadji » avec un camarade, nous arrivons à ce fameux garage où j’eus le bonheur de trouver mon ami Syrien. Il me promit de l’essence mais cette dernière était rationnée, nous dûmes la payer au prix fort. Vingt litres suffisaient, je les obtins.
Il me dit, au cas où je compterais partir en Palestine, que la route était barrée et gardée par un détachement d’infanterie colonial après la ligne de chemin de fer, avant Mézzé, je le remerciai vivement. C’était là un obstacle sérieux ! Où passer ? Je me souviens alors que, lorsque nous partions en manoeuvres sur Kuneitra, en quittant le quartier soudois, nous passions par un chemin muletier assez large qui débouchait à Mézzé, donc derrière le poste d’infanterie installé à la sortie de Damas.
Revenu près des camarades avec l’essence et du ravitaillement (nous n’avions pas mangé depuis la veille 19 heures), je décidai de repartir immédiatement avant que notre passage n’ait été signalé.
Après un casse-croûte rapide nous remontons dans notre vieux mais fidèle Lafly auquel nous ne pouvions reprocher que sa soif inextinguible et le trop grand jeu de sa direction qui avait failli – surtout lorsque j’étais au volant et non habitué à le conduire – nous faire basculer dans les ravins que nous avons parfois côtoyés depuis notre départ de Tripoli. Arrivés à Damas, nous passons devant le cimetière, empruntons la belle route goudronnée qui se dirige vers Beyrouth. Avant la sortie de Damas, nous quittons cette route et obliquons sur la gauche pour prendre le fameux chemin muletier qui doit nous conduire à la route de Kuneitra.
Le chemin est étroit et raide ; nous descendons car notre Lafly trop chargé et l’embrayage n’étant pas fameux, nous ne pouvons monter. Lortet reste au volant et nous poussons jusqu’à la ligne de chemin de fer. Là, pas de passage prévu et il faut franchir les rails. Nous ramassons des cailloux afin de diminuer la hauteur de l’obstacle et, toujours poussant, nous arrivons sur la route, tous en voiture et nous voilà partis. Plus que 80 kilomètres et nous serons passés.
Une quinzaine de kilomètres plus loin, nous dépassons une colonne d’infanterie en route pour renforcer le personnel du poste frontière. Et voilà Kuneitra ! nous touchons au but. Encore 20 kilomètres et nous sommes en Palestine.
Je n’avais jamais traversé Kuneitra et les panneaux de signalisation étaient rares. Nous arrivons devant une bifurcation.
Quelle route prendre ? À droite. Nous verrons bien. Hélas ! la route est barrée et quel barrage ! c’est le premier que je vois d’une telle importance, rien à faire pour passer.
Un gendarme syrien accourt vers nous ; aussitôt je sors mon revolver à barillet. Le gars monte sur le marchepied et nous dit : « Si vous allez en Palestine, ce n’est pas la route ! Faites demi-tour et je vais vous mettre sur la voie ! »
Demi-tour donc et nous voilà dans la bonne direction. Je veux remercier cet aimable gendarme et lui offre un billet de deux livres syriennes (vingt francs) ; il les refuse et nous souhaite « bonne chance ».
En route pour l’étape finale. Quelque 1.500 mètres avant le poste frontière, alors qu’une nouvelle fois nous sommes en panne d’essence, je fais garer notre véhicule, fais descendre tout le monde et, dans l’espèce de savane herbeuse qui borde la route, je dispose mes camarades de chaque côté, armes en batterie et chacun quelques grenades. Puis avec Lortet, les mains dans les poches, nous nous dirigeons vers le poste. À notre arrivée, le gendarme de faction nous demande ce que nous voulons. « Voir le capitaine » lui dis-je. Conduits devant ce dernier, je lui exprimai notre désir de passer de l’autre côté.
« Impossible, nous répond-il, j’ai reçu des ordres, je suis obligé de vous arrêter! Gendarmes, emparez-vous de ces deux hommes! »
Je lui réponds alors : « Mon capitaine, si dans 15 minutes je n’ai pas rejoint les hommes qui sont avec moi, le poste sera attaqué ! Nous sommes cinquante, bien armés et surtout décidés ! ne nous battons pas, laissez-nous passer et même venez avec nous ! »
« Bon, je vais téléphoner à Damas pour demander si je puis vous laisser », dit-il.
« Inutile, nous avons coupé la ligne téléphonique », repris-je (ce qui était faux !)
« Bon, partez chercher vos amis et revenez ! je vous demanderai seulement de laisser vos armes. »
Lortet ayant mal aux pieds et marchant difficilement, je repartis encadré des deux gendarmes français, vers l’endroit où se trouvaient mes 18 camarades.
En me voyant arriver en cette compagnie, j’entendis les gars armer les fusils et la mitrailleuse. Je criai :
« Arrêtez ! tout va bien. » Tout le monde se dressa, fusil en main ; j’expliquai la situation et je me mis au volant. La route étant en légère déclivité, la voiture descendit seule et nous arrivâmes au poste.
Là, le capitaine prit le nom de chacun de nous et le numéro des armes. Aucun gendarme n’était armé et je sus que les armes du poste étaient enchaînées.
Les formalités terminées, je fis enlever les culasses des armes et restai seul en possession de mon revolver chargé. Je dis aux camarades : « Partez ! quand vous serez à la borne frontière, faites-moi signe, je vous rejoindrai. »
Arrivés, ils levèrent les bras ; je désarmai mon revolver, le jetai et courus rejoindre les copains. Au même moment, le téléphone sonna ! Le capitaine et moi nous nous regardâmes en souriant… « Bon voyage, me souhaita-t-il ! »
Cette fois, notre petite aventure était terminée, la grande commençait.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.