Mission en Érythrée, par Jean de Pange
En mars 1941, après les opérations de Koufra, le groupe de bombardement N° 1 (G.R.B.1), futur groupe « Lorraine », était réduit à trois bimoteurs de bombardement Blenheim rattachés au 209e groupe de la R.A. F. et basés à Gordon’s Tree dans le désert à environ 20 kilomètres de Khartoum. Ils étaient les seuls bombardiers à opérer sur tout le côté ouest de l’Éthiopie et j’étais le chef de bord-navigateur d’un de ces appareils.
Le 29 mars au soir j’étais avec mes camarades dans un cabaret de Khartoum dénommé le « G.B. » et il est probable que je leur avais offert une tournée car c’était le jour de mon 24e anniversaire. En outre, ayant décollé le matin avant le lever du soleil, comme d’habitude, j’avais eu la chance de coller quatre bombes de 250 livres sur un camp italien au bord de la route de Gondar à Aksum. Cela faisait près de cinq heures de mission. C’est beau d’être jeune.
Je peux donner ces détails avec précision car j’ai conservé mes carnets de vol et aussi le journal que j’ai tenu à jour depuis mon départ de France, le 21 juin 1940, en passant par l’Angleterre, l’Afrique, les Açores, la Russie, la Prusse orientale, jusqu’au jour de la victoire à Stuttgart le >8 mai 1945.
Donc, ce 29 mars 1941, vers 11 heures du soir, un officier de l’Intelligence Service m’a pris à part au « G.B. » pour me dire que je devais le lendemain matin conduire le général de Gaulle à Agordat, en Érythrée, car il désirait féliciter lui-même les Français Libres, dont la 13e Demi-Brigade de Légion Étrangère et un bataillon de fusiliers marins, qui venaient de se distinguer à Kub-Kub et à Keren et d’ouvrir la route de la capitale Asmara.
Cet officier anglais me disait que ce déplacement avait été tenu très secret en raison du grand nombre d’agents ennemis qui opéraient à la fois en Égypte et à Khartoum. Il avait ajouté que, pour cette raison, nous avions des chances d’être accueillis en Érythrée par un « comité de réception » composé d’avions de chasse italiens C.R.42. Il avait assez stupidement recommandé un « atterrissage discret ». Je lui ai aussitôt demandé en quoi consistait un « atterrissage discret » et bien entendu il n’a pas su quoi répondre. On sait assez que pendant toute la guerre dans la R.A.F. il n’y a pas toujours eu de bonnes relations entre les donneurs de conseils de l’Intelligence Service et les navigants chargés d’exécuter les missions.
Étant le navigateur-guide du groupe « Lorraine » depuis le début des opérations de Koufra il était normal que je sois désigné pour cette mission, le commandant du groupe ayant peu d’expérience de la navigation, en zone désertique, évidemment fort délicate.
J’ai donc choisi le pilote le plus expérimenté, l’adjudant-chef Speich, promu peu après sous-lieutenant, et le sergent Dispot, mon radio-mitrailleur habituel.
Le lendemain, 30 mars, avant le lever du jour, mon équipage était prêt à côté du Blenheim N° 3622. On m’avait dit que le général de Gaulle serait seulement escorté d’un aide-de-camp mais, à ma surprise, j’ai vu arriver le Général accompagné du général britannique Spears et du lieutenant-colonel français Brosset, qu’il désirait emmener avec lui.
Un troisième passager imprévu compliquait sérieusement les choses pour moi car le Blenheim était un avion de bombardement et non pas de transport de passagers. Je ne pouvais prendre que le général de Gaulle dans la cabine avant, serré sur un petit strapontin entre Speich et moi. Les deux autres devaient aller dans la soute arrière près de la tourelle de Dispot.
Depuis le Cameroun je savais par expérience que le Blenheim avait un très mauvais centrage, sur « une pointe d’épingle » comme nous disions. Le fait de mettre deux passagers dans la soute arrière, près de la tourelle de Dispot, l’aurait complètement décentré et aurait rendu un atterrissage délicat extrêmement scabreux. C’est ainsi que le 22 novembre 1940, avec Lionel de Marmier comme pilote, nous avions « décroché » à Yaoundé, capitale du Cameroun, à 5 ou 6 mètres de haut, et c’est un miracle si ce jour-là nous n’avons pas tué notre passager qui était le colonel Leclerc. Je porte encore la trace d’une lèvre fendue sur environ 2 centimètres à cette occasion.
Quand on se trouve en face du général de Gaulle et qu’on a 24 ans on n’ose pas faire d’objections et c’est ainsi que j’ai été obligé de dire à Dispot de rester à terre. En cas de rencontre avec le « comité de réception » dont parlait l’Intelligence Service le fait de ne pas avoir de mitrailleur n’arrangerait rien. Nous serions tirés comme des lapins, sans aucun moyen de nous défendre et sans même pouvoir manœuvrer, car de la cabine avant il était impossible pour le pilote ou le navigateur de regarder en arrière.
La preuve de ceci fut fournie 15 jours plus tard quand un de nos trois Blenheim fut attaqué près de Gondar, en Éthiopie, par trois chasseurs italiens C.R.42. L’avion fut sauvé par le sergent-chef Jean, mitrailleur, qui, après avoir informé son chef de bord et dirigé les manœuvres, réussit à abattre le premier chasseur italien, à endommager le second, tandis que le troisième dégageait sans insister. Pour ce fait d’armes, Jean reçut la Distinguished Flying Medal de la R.A. F.
La brume sèche était forte ce 30 mars 1941 et la navigation était délicate entre Khartoum et Agordat. Comme toujours j’ai employé ma méthode de navigation personnelle très différente de celle des manuels de navigation des écoles rédigés par des navigateurs en chambre.
Comme toujours aussi nous volions à 15.000 pieds, soit près de 5.000 mètres d’altitude, pour économiser l’essence, et comme toujours aussi sans radio, sans gonio, sans météo, sans oxygène, sans pressurisation, sans insonorisation, sans parachutes, sans aucun guidage radio…
La température de l’air était normale à cette altitude, c’est-à-dire -5° centigrade et comme prévu j’ai vu que le général de Gaulle, vêtu d’une simple tenue tropicale, n’avait pas chaud mais il ne manifestait rien. Cependant il a été content de mettre la veste de cuir doublée de laine que j’avais emportée pour lui. Quant à Spears et Brosset, je les ai laissés grelotter à l’arrière, dans une obscurité presque complète. Il est normal qu’en temps de guerre les « touristes » payent leur billet d’une manière ou d’une autre.
Il n’y avait pas de « comité de réception » en arrivant en Érythrée mais le terrain d’Agordat était affreux. Il était petit, fortement encaissé dans une vallée, et parsemé de trous de bombes et de carcasses d’avions italiens. Speich a fait une première tentative d’atterrissage dans le sens Est-Ouest mais dans le Blenheim la visibilité du pilote était mauvaise. Au dernier moment j’ai vu que nous allions tout droit sur un trou de bombe et j’ai fait signe à Speich de « remettre la gomme ». Nous sommes passés à quelques mètres au-dessus du trou en question. La seconde tentative fut réussie et une fois de plus, à la limite de la perte de vitesse, Speich a montré qu’il était un grand pilote.
Le général de Gaulle est aussitôt parti pour visiter les troupes françaises tandis que les officiers de la R.A.F. nous offraient très aimablement l’hospitalité nous disant qu’ils n’auraient jamais pensé qu’un Blenheim qui se posait à 145 km/h pu atterrir sur un pareil terrain. Ils ont même mis une voiture à notre disposition pour que nous puissions visiter Keren tombée depuis l’avant-veille.
Le trajet d’Agordat à Keren à travers les montagnes d’Érythrée était cahoteux et pittoresque mais nous ne nous sommes pas attardés dans la ville. Toutes les maisons étaient détruites et les cadavres n’ayant pas encore été enterrés nous étions assaillis par des nuées de mouches. Après Libreville c’était la seconde fois que je parcourais une cité conquise par les armes. Par la suite il devait y en avoir beaucoup d’autres: Asmara, Beyrouth, Damas, Kaluga, Ielnia, Smolensk, Alitous, Gross-Kalveitchen, Metz, Karlsruhe, Stuttgart, Lindau, et enfin Paris, avec presque toujours cette même odeur de cadavres et de fumée rance.
De retour à Agordat nous avons mesuré la longueur maximum du terrain. Elle était « tangente» pour le Blenheim. Speich et moi avons donc décidé de laisser vides les réservoirs extérieurs et de n’utiliser que les réservoirs intérieurs afin de rendre le décollage aussi court que possible. Sur le chemin du retour nous n’avions pas à prévoir une rencontre avec un « comité de réception » et par conséquent il était inutile de prévoir du carburant pour un demi-tour. Après un dîner fait d’une boîte de « corned-beef » nous avons cherché un endroit pour dormir et nous avons eu la chance de dénicher une ambulance inoccupée dont les brancards nous ont permis de passer une très bonne nuit.
De bonne heure le lendemain 31 mars le général de Gaulle est revenu toujours accompagné du général Spears et de lieutenant-colonel Brosset. Les Anglais de l’Intelligence Service ont voulu à ce moment m’imposer un passager supplémentaire sous la forme d’un colonel italien prisonnier qu’ils voulaient interroger au Caire. Étant chef de bord et responsable de la mission j’ai refusé catégoriquement car j’estimais que la vie du général de Gaulle valait plus que tous les bobards que pourrait raconter ce « macaroni ». Les Anglais n’ont pas insisté.
Le décollage, un peu tangent, s’est bien passé et le retour à Khartoum a été sans histoire. En descendant de l’avion le général de Gaulle nous a serré la main, à Speich et à moi, en nous disant qu’il regrettait de nous avoir empêché de faire des missions de bombardement pendant ces deux jours. Nous avions envie de lui répondre que, compte tenu des circonstances, nous nous étions fait une raison. Le soir même il a invité tous les membres du « Lorraine » à prendre un verre avec lui au « Soudan-Club » de Khartoum où il eut un mot gentil pour chacun de nous.
Le lendemain 1er avril, à 5 heures du matin, avant le lever du soleil, Speich, Dispot et moi avons décollé pour bombarder un fortin sur la route de Debra-Marcos en Éthiopie et aussi pour larguer 40.000 tracts sur la ville de Gondar. C’était une mission de 7 heures 20 de vol, à 5.000 mètres d’altitude sans oxygène, avec une escale de ravitaillement en carburant à Sennar.
Sur le chemin du retour, Speich était si « crevé » qu’il m’a passé les commandes pour pouvoir dormir un peu. Comme d’habitude Dispot dormait depuis longtemps. Le résultat fut que je me suis endormi à mon tour, sur les commandes, et quand je me suis réveillé le Blenheim était dans une position si invraisemblable que je ne retrouvais pas l’horizon et j’ai eu du mal à le remettre en ligne de vol. Malgré ces acrobaties involontaires, Speich et Dispot ont continué à dormir paisiblement.
J’ai conservé deux de ces tracts que nous lancions sur l’Éthiopie et ils se trouvent aujourd’hui au musée de l’Ordre de la Libération.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 224, 3e trimestre 1978