15 février 2017 In Témoignages By Administrateur
Les Volontaires féminines
Par Henri Vignes
On rigola bêtement dans certains groupes Free French lorsqu’on apprit la formation du… « Corps féminin ». Quel sot avait eu l’idée de cette appellation égrillarde qui ne fut remplacée que trop tard ?
Bref, on rit d’elles alors qu’elles étaient admirables. Elles ? Les Volontaires féminines de la France Libre, jeunes filles, jeunes femmes et femmes moins jeunes qui revêtirent, en cet hiver de 1940-1941, le rugueux uniforme kaki des auxiliaires de l’armée anglaise. Étudiantes bloquées par l’invasion du sol national ou refoulées évacuées qui arrivaient au prix d’aventures parfois rocambolesques et souvent périlleuses, patriotes de Bretagne et des antipodes, elles s’engageaient pour la durée de la guerre plus trois mois. Je me souviens de cette petite Bretonne, Yvonne Gouzien, mère de trois très jeunes enfants confiés à la grand-mère restée au pays et dont le mari, marin, hésitait dans un camp-dépôt de Liverpool à rallier le général de Gaulle :
– Donnez-moi un papier pour que je puisse le voir, dit-elle au bureau de recrutement de l’Olympia, et je vous le ramène par les deux oreilles.
Elle le fit.
Les tribulations des autres ont été racontées par Raymonde Teyssier-Jore et par la blonde Rachel… Ajoutons quelques souvenirs personnels.
Leur compagnie, commandée d’abord par l’ex-championne de tennis Simone Mathieu qui « essuya les plâtres », puis par Hélène Terré qui en fit une cohorte brassée parfois par les vents d’une certaine fantaisie, subit, il ne faut pas l’oublier ni le minimiser, les rigueurs du blitz, remplit courageusement ses missions, connut des drames et des moments de grâce. Comme les autres unités Free French, mais elles étaient femmes, Françaises, exilées et trop souvent en butte aux humeurs d’imbéciles: leur mérite fut souvent double du nôtre.
Une bombe tombant sur Moncorvo House où elles logeaient, dans la nuit du 16 au 17 avril 1941, tua Valentine Malarroche (23 ans) et en traumatisa tant d’autres que le colonel Bureau, leur chef hiérarchique, décida d’envoyer chaque soir un des officiers de son état-major pour soutenir leur courage dans les tintamarres et les horreurs du blitz. J’étais l’un deux. J’avais 25 ans et l’uniforme de lieutenant m’allait bien. Peut-être en ai-je fait rêver certaines. J’en ai épousé une plus tard.
J’arrivais après le repas du soir. L’adjudant(e) de Lépine ou l’adjudant(e) Belhomme, fortes femmes au grand cœur, m’attendait à l’entrée et me conduisait, par le hall désert, à l’escalier menant à la buanderie du deuxième étage où l’on avait installé un lit de camp. Les Volontaires devaient me lorgner, par les portes entrebâillées, mais je n’en voyais aucune.
Dans la buanderie-chambre à coucher, il m’arriva d’espérer la visite clandestine d’une beauté sans uniforme, mais il ne vint personne d’autre qu’une forte bonne femme vaguement moustachue qui apportait le café du matin. Mon camarade Freddy Fourcade, don Juan à l’œil oriental, n’eut pas plus de succès.
Dès que l’alerte sonnait, couvrant la capitale meurtrie de ses sinistres modulations, l’officier de service se levait, s’habillait s’il s’était mis en pyjama, coiffait le casque, empoignait le masque à gaz réglementaire et montait sur les toits jusqu’au poste de guet où deux Volontaires, dont une « sergente » ou une « caporale », se tenaient en permanence, casque anglais et masque en position, engoncées dans leurs frusques kaki. De ce haut observatoire, nous dominions les toits de Kensington et voyions la forêt des « searchligths » (projecteurs) dresser ses faisceaux oscillants dont les étroits pinceaux exploraient les contours des nuages bas et les masses gris métallisé des « balloon-barrage » (ballons de protection).
Les avions allemands ronronnaient par saccades ce qui rongeait les nerfs à petits coups. On discernait leur apparition à l’horizon sonore, on prolongeait leur lente progression pour deviner quel serait l’objectif de la nuit. En effet, après avoir éparpillé leurs bombes au début du blitz pour briser le moral anglais, les stratèges de Gœring en étaient vite arrivés à concentrer leurs efforts sur des objectifs militaires précis : docks, gares, usines. Ils procédaient à ce que l’on appelait déjà la « coventrisation », du nom de la ville de Coventry systématiquement écrasée. Les sifflements en crescendo, les geysers rouges et jaunes jaillis de la nuit, les éclatements fauchants des mines parachutées, les longues déflagrations soufrées des quatre énormes canons anti-aériens de Hyde-Park, les aboiements rageurs des Bofor mobiles, bientôt les flammes des incendies, les crépitements des brasiers frappés par les jets des lances alimentées par de grosses machines rougeoyant dans les lueurs, les tintements pressés des ambulances se faufilant en souplesse dans les décombres, composaient un spectacle « son et lumières » d’une tragique intensité. Quand il se déroulait suffisamment au loin, on le regardait le cœur serré, l’esprit bloqué ; on échangeait des répliques de machinale routine et l’officier redescendait dormir. Lorsque les bombes tombaient trop près, ou sur le quartier lui-même, il faisait la navette du toit au « shelter » (abri) où les Volontaires attifées à la diable se pressaient en cohues plus ou moins apeurées.
Faut-il rappeler ce que fut le blitz en cet hiver de 1940-1941 ? On en a vu au cinéma des images dantesques de rues crevées, d’immeubles écroulés, de flammes et de braises, de réfugiés dans les souterrains du métro, de blessés hagards, de morts… La guerre quoi, dans ce qu’elle a de plus affreux.
Dieu merci, Moncorvo House et l’ensemble du West-End ne furent pilonnés qu’après le 16 mars 1941, et encore de façon irrégulière, car il n’y avait pas d’objectif vraiment militaire. En tout cas pas comme les docks, les gares, le quartier industriel de l’East-End que les bombes labouraient les uns après les autres. Le West-End, quartier chic, subit quelques raids sévères mais non la « coventrisation ». Et j’eus la chance de ne pas être de service à Moncorvo House lors des nuits les plus dures. Je puis cependant affirmer pour l’avoir entendu dire par mes camarades de l’état-major, que les Volontaires tinrent fort bien.
Par contre, je me trouvais de service la nuit de juin qui vit la fin de ce cauchemar. C’était une belle nuit claire et douce, une nuit pour Goering et nous attendions ses oiseaux de mort. En attendant l’alerte, nous devisions sur les charmes équivoques de l’heure la « sergent(e) » Caron et moi. Casquée comme Minerve, harnachée réglementairement, ce qui n’avantageait pas sa forte silhouette, cette jeune femme remarquablement calme m’impressionnait. Et sa conversation était intéressante.
Si bien que l’heure fatidique passa. Les bombardiers à croix noire ne vinrent pas. La nuit fut d’une sérénité parfaite : les armées allemandes entraient en Russie soviétique (21 juin).
Ce même printemps, j’avais reçu, en alternance avec un adjudant de notre petit état-major, une autre mission : superviser l’exercice en rangs serrés par lequel la compagnie des Volontaires commençait sa journée de travail. L’exercice était commandé par l’adjudant(e) de Lépine ou par l’adjudant(e) Belhomme. Je me tenais sur le trottoir d’en face, enveloppé de ma grande cape kaki de légionnaire, émoustillé au début par le côté insolite de la chose, puis tout aussi sérieux et appliqué que les exécutantes.
Rassemblement en colonne par trois, garde-à-vous, repos, garde-à-vous, en avant, marche … Oh, elles pouffaient bien un peu, les femmes-soldats! Au début surtout. Plus volontiers quand j’étais de service que lorsque c’était l’adjudant aux tempes déjà grisonnantes. Et je surprenais souvent des regards qui déviaient des alignements pour me lancer quelque impertinente lueur. Mais l’adjudant(e) rappelait ses subordonnées à l’ordre, imposait des mouvements de mécaniques, menaçait de sanctions comme tous les adjudants de toutes les armées du monde. Dressées par des institutrices anglaises et voyant comment pivotaient les A.T.S. britanniques c’est-à-dire avec une discipline spectaculaire, nos gentilles Françaises voulaient se montrer « à la hauteur », Elles y parvenaient. Jusqu’à en oublier de faire luire leurs prunelles quand elles défilaient devant moi pour un « tête droite » ou « tête gauche ». Oui, elles prenaient tout cela au sérieux. Et… moi aussi.
Les rassemblements dans le matin froid de Londres, les départs au pas cadencé, les demi-tours à droite… marche, les « compagnie, halte » se firent bientôt avec la même rigueur qu’avec des hommes. Et pourtant, tenir 200 Françaises au pas cadencé, faut le faire! Les adjudant(e)s de Lépine et Belhomme qui portaient leur nom comme une croix, la « sergente » Caron à la forte carrure y parvinrent et je les félicitais chaleureusement lorsqu’elles venaient, après l’exercice, me demander, un peu inquiètes, si « ça avait marché ».
Pour le reste de l’histoire des Volontaires féminines des Forces Françaises Libres, se reporter aux livres de Raymonde Teyssier-Jore et de la blonde Rachel…
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 232, troisième trimestre 1980.