5 juin 2018 In Témoignages By Administrateur
Les Français Libres du « Special Air Service » en Crète Héraklion
Ce récit du raid effectué dans la nuit du 13 juin 1942 sur la base allemande de Crète, aujourd’hui Héraklion, est un condensé extrait de l’excellent livre de Raymond Forgeat « Remember » qui relate les actions des Parachutistes Français Libres depuis leur création en octobre 1940 sous les ordres du capitaine Georges Bergé jusqu’à la jonction avec les troupes américaines en Tunisie en 1943.
6 juin 1942 Alexandrie. Depuis plusieurs mois sous l’appellation de « French Squadron » les parachutistes de la France Libre commandés par Georges Bergé, qui vient tout juste d’être nommé commandant, ont été intégrés à une mystérieuse unité créée par le major David Stirling, le « Special Air Service », dans le but de lancer des raids sur les arrières ennemis pour y effectuer des sabotages. Les hommes du SAS se sont spécialisés dans la destruction des avions de l’Axe et ont déjà connu de remarquables résultats.
Ce jour-là, dans une salle d’opérations encombrée de cartes, six hommes du « Special Air Service » sont réunis autour d’un officier britannique qu’ils devinent appartenir aux services de renseignements.
Avec le commandant Bergé, le capitaine Lord George Jellicoe, Jacques Mouhot, Pierre Léostic, Jack Sibard. Un lieutenant grec Petrakis, originaire de Crète, s’est joint à eux.
« Notre groupe embarquera dans un sous-marin grec, le Triton, à destination de la Crète, où vous aurez la mission d’attaquer l’aérodrome d’Héraklion pour y détruire les bombardiers spécialisés dans l’attaque des convois, qui y sont basés. Votre objectif sera également la destruction des dépôts de munitions et de carburant.
Votre mission terminée vous serez repris sur un point de la côte à déterminer sans doute par des vedettes rapides qui vous ramèneront à Alexandrie.
L’embarquement est prévu pour demain à la tombée de la nuit. Vous serez déposés sur la plage de Milatos dans la nuit du 10 au 11 juin, l’attaque de l’aérodrome devra se faire dans la nuit du 12 au 13 juin. »
Cette mission ? Cela faisait plusieurs jours que le groupe se préparait à l’accomplir. Inquiets de cette opération, dans un sous-marin grec de surcroît, ce n’était pas la joie. La sérénité revint en apprenant que le Triton, Français à l’origine, avait été vendu à la Grèce plusieurs années auparavant.
Il ne devait donc pas être très jeune mais, puisque fabriqué par nous, cela rassurait.
À près de minuit, le 10 juin, trois dinghies transportent hommes et matériels. Le « Melten », un vent local pouvant être violent, n’a pas trop fait dévier les embarcations. Elles seront coulées, lestées de pierres après avoir été déchargées sur la grève. La plage n’est qu’à 25 kilomètres à vol d’oiseau de Héraklion, mais la région est montagneuse. La progression, avec un énorme chargement sur les épaules de chacun, sera difficile.
Un jour, une nuit de progression épuisante avec de courts arrêts de récupération et, à l’aube, l’aérodrome est en vue. Une grotte va permettre aux hommes de se reposer et de se préparer à l’attaque. Le soleil n’a pas complètement disparu que, les rôles de chacun ayant été distribués, le groupe entame sa marche d’approche. Ils ont allégé leurs sacs au maximum. Peu de vivres. Un bidon d’eau. Colt et poignard et deux grenades comme armes, mais le plein de bombes Lewis mi-explosives mi-incendiaires. Ils ne sont pas là pour livrer combat mais pour faire sauter le plus d’avions possible.
Le lieutenant Petrakis est chargé de garder le campement. Vers minuit, ils sont tout proches de l’objectif mais découvrent qu’ils en sont séparés par une ravine abrupte dont le franchissement, dans la grande obscurité, ne va être possible que dans des conditions de silence suffisantes.
Bergé et Jellicoe se consultent et décident de remettre l’attaque à la nuit suivante en profitant de la journée de répit pour procéder à une minutieuse observation des lieux. Ils découvrent que les avions sont bien regroupés à l’extrémité sud-est de la piste comme les cartes aériennes l’avaient indiqué. Ils sont protégés des bombardements par des murets qui font que chaque appareil est dans une espèce d’alvéole empêchant les éclats de les atteindre. Les dépôts sont à l’autre bout de la piste.
La partie ouest semblant plus dégagée, c’est par elle que le groupe décide de pénétrer sur l’aérodrome même si la distance menant aux avions est plus longue.
Dès que l’obscurité est estimée suffisante, le groupe se met en marche en longeant la ravine. Le premier réseau de barbelés est atteint et Léostic, qui en est chargé, cisaille une brèche juste suffisante pour permettre à chacun de passer. Quelques dizaines de mètres parcourus et, ce qui n’était pas prévu, le groupe tombe sur un deuxième barrage de barbelés. C’est à partir de ce dernier que la protection des lieux semble effective car une patrouille, heureusement détectée à temps, passe à faible distance.
La deuxième brèche venait à peine d’être aménagée par Léostic que des sirènes annoncent une alerte. C’est le moment d’en profiter et tout le groupe se retrouve rapidement sur le terrain. On ne risque pas de s’occuper d’eux, mais il faut quand même se mettre à l’abri. Il le fait dès qu’il parvient au premier dépôt sur leur chemin. C’est un entassement de cylindres et Jellicoe découvre subitement que ce sont des bombes. Il ne reste plus qu’à faire des vœux pour que la RAF rate parfaitement sa cible.
Il est plus de minuit. L’attaque n’a duré que quelques minutes. Il faut y aller. La zone de stationnement des avions est vite atteinte. Le commandant Bergé, Sibard et Mouhot vont visiter un à un les bombardiers JU 88 pour placer près du réservoir une bombe dont le détonateur a une mise à feu prévue pour dans deux heures.
Le capitaine Lord Jellicoe et Léostic s’occupent du dépôt de bombes, d’un bâtiment radio et même d’un hangar, abritant des moteurs d’avions de rechange, découvert par hasard.
Vers 2 heures du matin, les cinq hommes regroupés repassent les brèches de fils de fer barbelés. Peu après, les explosions, signe de victoire, se succèdent et les font bondir de joie. La dernière est une énorme déflagration, les bombes ont sauté.
La route du retour paraît légère même à Léostic qui a des chaussures qui le blessent. Petrakis, gardien de la grotte, les reçoit avec enthousiasme car il a entendu les explosions et sait que la mission a réussi.
Après s’être restaurés, ils s’éloignent rapidement. Le groupe profite d’une petite rivière encaissée pour se détendre un peu en se baignant à tour de rôle. C’était aussi nécessaire que revigorant.
À la nuit, la route est reprise à travers la montagne. À l’aube du 15 juin, les six hommes n’ont pas, à vol d’oiseau, beaucoup progressé mais ils sont dans un endroit où il sera facile de se camoufler.
Le lieutenant grec profite de ses vêtements civils pour se rendre à un village qu’il sait proche. Il en revient avec deux Crétois chargés de ravitaillement qui ont appris que la destruction des avions a provoqué une violente réaction des Allemands. Une vingtaine d’hommes ont été raflés et une forte récompense est promise à ceux qui aideraient à trouver les saboteurs.
Après cette journée de repos, une nouvelle nuit de marche, puis une autre. À la suivante, ils atteignent la plaine centrale de l’île et ne sont plus qu’à une dizaine de kilomètres du rendez-vous de réembarquement. Petrakis, qui n’est qu’à quelques encablures de son village, décide de s’y rendre avec le commandant Bergé. Les poulets et galettes de pain ramenés avec l’aide d’un jeune Crétois sont les bienvenus à la place des rations qui s’épuisent.
Le site avec une végétation assez touffue semble propice pour passer ce vendredi 19 juin. Tout serait au mieux, si le passage de Petrakis à son village n’étant pas passé inaperçu, un Crétois opulent ne faisait pas subitement irruption, nanti de deux bidons de vin. C’est un ami d’enfance du lieutenant grec, mais cela enfreint les consignes de sécurité et le commandant n’aime pas ça.
Le départ avait été prévu vers 15 heures. En principe le groupe doit retrouver un berger qui doit le conduire à une radio britannique. Celui-ci est seul à pouvoir contacter le sous-marin et préciser l’heure et le lieu exact de l’opération retour.
Pour cette ultime étape, plutôt que de progresser avec tout le groupe jusqu’au guide, Bergé décide d’y envoyer Petrakis, dont les habits civils facilitent tous les déplacements, accompagné de Jellicoe. À deux, pratiquement sans charge, ils iront très vite et devraient être de retour au début de la nuit.
Ils sont partis depuis trois heures. Les quatre Français se reposent, leurs sacs bouclés prêts au départ. L’un d’eux monte la garde, par principe. Le commandant, dont c’est le retour, découvre d’un seul coup une colonne d’Allemands qui surgit à l’est. Un regard circulaire permet d’en apercevoir une autre à l’ouest. Le groupe alerté prend armes et bagages et fonce plein sud mais la route est barrée par une vingtaine d’Allemands qui progressent de taillis en taillis. L’encerclement est complet. Ils ont sûrement été dénoncés. Par le gros Crétois ? Ni utile, ni le temps d’y penser.
Les quatre hommes se disposent en carré. Bergé et Mouhot profitant d’un petit mur de pierre, d’un côté, Léostic et Sibard d’un petit fossé, de l’autre, vont tenter de résister et peut-être d’atteindre la nuit qui, seule, leur donnera une chance de s’échapper.
Les Allemands ont bien repéré ceux qu’ils recherchaient sans doute bien avant que les Français s’en aperçoivent. Ils ouvrent un feu nourri auquel les encerclés avec leur faible Sten et leur peu de munitions ne répondent pas.
Les Allemands progressent, mais arrivés à portée des mitraillettes, quelques tirs bien ajustés les ralentissent. Le cercle se referme même si cela est fait avec prudence. Le risque le plus grand est qu’ils parviennent suffisamment près pour utiliser leurs grenades. Léostic a découvert une infiltration sur sa gauche. Mais placé pour la contrer il décide de se déplacer. À peine a-t-il bondi qu’une courte rafale l’abat. Les armes automatiques des Allemands ne s’arrêtent plus, les trois Français utilisent leurs dernières munitions pour bloquer ceux qui s’approchent le plus. Le commandant Bergé vide son dernier chargeur et petit à petit le silence gagne. La nuit est encore loin.
Pierre Léostic, superbe gaillard, avait un peu plus de 17 ans. Il avait triché sur son âge. Les trois camarades sont traités sans ménagement mais leur recherche de Petrakis et Jellicoe montre que les Allemands, bien renseignés, connaissaient la composition du groupe de combat.
Pendant plusieurs jours, interrogés sans relâche, le commandant Bergé, le sergent Mouhot et le caporal Sibard seront menacés d’être fusillés. Finalement ramenés sur le continent, le premier sera interné à la fameuse forteresse de Colditz. Le second connaîtra, au fil de trois évasions, autant de stalags. À la quatrième fuite, les Allemands ne le reverront plus et il réalisera un extraordinaire exploit.
Fait prisonnier le 19 juin 1941, un an plus tard en août 1942, il était à Londres après avoir seul, sans aide, traversé l’Allemagne, la Belgique, la France… et l’Espagne jusqu’à Gibraltar. Le troisième enfin s’évadera le 13 février 1943 de son Arbeitskommando et se moquant, lui aussi, des frontières, atteindra Gilbraltar d’abord, Londres ensuite, le 5 mai 1943.
Le capitaine Lord Jellicoe et le lieutenant Petrakis, après avoir vainement attendu dans les limites prévues leurs camarades français, rejoindront l’Égypte à bord d’une vedette. Plus tard les rapports des informateurs locaux préciseront que le nombre d’avions de combat détruit était de vingt et un et qu’un dépôt de munitions avait sauté, ainsi que divers bâtiments.
Georges Caïtucoli
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 278, 2e trimestre 1992.