Les F.N.F.L. en Bretagne
Nous partîmes cinq cents ; mais, par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.
Le Cid – Act IV – Sc III
Au début du mois d’août 1944 les blindés américains descendent le long du Cotentin vers le sud et la libération de la Bretagne paraît imminente. D’importants débarquements de troupes et de matériel sont prévus à Brest et la France Combattante a le devoir de prêter sur place son concours aux Alliés.
C’est aux F.N.F.L. que revient l’honneur de réorganiser la marine auprès d’une population qui, dès juin 1940, a donné les preuves de sa résistance aux Allemands et qui, depuis lors, n’a pas cessé de s’associer aux entreprises de la France Libre et des Britanniques. L’amiral d’Argenlieu, amiral Nord, va au devant de mon plus cher désir en me nommant commandant de la marine à Brest, dans une région que j’avais quittée exactement cinq ans auparavant. Me sont adjoints le capitaine de corvette Levasseur, chef d’état-major, le mécanicien Lacharme, le commissaire Grossire et six matelots. Ce détachement chargé d’une mission en principe fort pacifique, est accrédité par SHAEF auprès des forces américaines. Il embarque le 9 août au matin à Portsmouth sur une vedette F.N.F.L., commandée par l’enseigne de vaisseau capitaine et rallie Cherbourg dans l’après-midi. Son transport jusqu’à Brest va être assuré par deux camions que les Américains nous prêtent pour une semaine mais qu’il sera impossible de restituer avant fin septembre.
Le 10 août, nous traversons une partie de la Normandie qui vient d’être dévastée par la récente poussée allemande sur Saint-Lô. La campagne est désolée, les pommiers brisés, les fermes brûlées, les villages en ruine. La population qui a fui la zone des combats est encore sous le coup des derniers événements. Silencieuse, elle rentre chez elle comme elle peut, en charrette, à bicyclette, à pied et l’on se demande comment ces braves gens vont pouvoir se réinstaller.
En arrivant en Bretagne qui n’a pas subi les mêmes épreuves, l’atmosphère est toute différente. Les habitants nous saluent et Rennes fête encore sa libération. Nous y rencontrons M. Le Gorgen, super-préfet sorti de la clandestinité et le colonel de Chevigné qui, après avoir organisé le commandement militaire de la place, continue vers Paris. Le 11, au matin, nous mettons le cap vers l’Ouest. Comme des détachements allemands circulent encore dans le nord (Saint-Malo ne sera libéré qu’après Brest) la route du centre s’impose par Loudéac… et Rostrenen. C’est une voie triomphale à travers un pays en liesse. Il fait un temps d’été splendide. Nos camions que nous avons eu quelque peine à rallier au départ de Rennes, sont couverts de fleurs. Arborant le guidon… des F.N.F.L., ils roulent parmi les villages pavoisés dont les acclamations s’en vont à travers nous au général de Gaulle et à la France Combattante. Les marins résistent non sans regret aux généreuses libations qui leur sont partout offertes. Près de Saint-Méen, des tirailleurs sénégalais surveillent des barbelés derrière lesquels ils étaient internés quelques jours auparavant et ce sont maintenant les Allemands qui ont pris leur place. La victoire a changé de camp. Gardiens et prisonniers ont permuté. À Carhaix du matériel militaire abandonné porte les traces d’engagements récents et les gens du pays signalent des éléments allemands réfugiés dans la forêt de Huelgoat. Il faut piquer vers le Nord sur Morlaix. Nous y trouvons l’administrateur de l’inscription maritime Georgelin en conférence à la mairie avec des officiers américains. Il a conservé le bel esprit militaire dont il a fait preuve au début de la guerre sur des passerelles de torpilleurs et il s’occupe maintenant de regrouper les marins et de les armer. Comme il nous indique la voie libre jusqu’à Landivisiau nous allons y faire tête à 6 heures du soir.
Il s’agit alors de voir clair dans une situation très confuse car, au départ de Londres, le B.C.R.A. n’a pu nous donner que des renseignements incomplets sur les personnalités que nous sommes appelés à joindre et sur des événements en pleine évolution. Heureusement à Landivisiau le capitaine d’infanterie coloniale Cathala nous accueille, qui a reçu plusieurs parachutages et mis sur pied deux sections. Il est assisté du premier maître normand. Pour le moment, il fait la chasse aux Allemands désorganisés qui essaient, souvent en civil, de s’enfuir vers l’Est. Puis viennent à nous les hommes du réseau narval. Le capitaine de corvette Cloarec qui le dirigeait a été pris par la Gestapo, battu et emmené à Fresnes. On en est sans nouvelles. Mais ses sous-ordres, l’officier des équipages Le Borgne et le maréchal-des-logis Fanjour, échappé d’Allemagne, nous apportent avec leur connaissance actuelle des gens et des lieux un concours inappréciable. Tous deux doivent la vie sauve à Mme du Penhoat, une mère de 11 enfants qui pendant des mois a abrité dans son château de Tronjoli les membres du groupe Narval. Elle les a cachés et nourris, à l’insu du reste de son entourage, avec la seule aide de sa fille aînée qui a été menacée d’être fusillée dans un champ après une vaine perquisition allemande.
Ainsi, dès le premier jour de notre arrivée dans le Finistère, nous sommes frappés d’admiration au contact des éléments les plus actifs de la résistance bretonne. Qu’il nous soit permis, pour n’y pas revenir par la suite, d’en énumérer quelques-uns de la région Nord, tout en regrettant de ne pouvoir rappeler ici tant d’autres dévouements dont nous avons recueilli le témoignage. Mais ne convient-il pas de citer à titre d’exemple pêle-mêle, un peu comme ils agissaient, le commissaire en chef Deshaies qui parcourait le pays réchauffant les enthousiasmes et dissimulant aux réquisitions allemandes les ressources de la marine, l’amiral de Boisanger qui avait accueilli des parachutistes dans sa propriété de Kerdaoulas et creusé de sa main les emplacements des charges destinées à sectionner les câbles de liaison allemands, le docteur Pruche qui, avec sang-froid, au volant de sa voiture médicale se chargeait de transporter des documents sous le nez des Allemands et ces sous-officiers de marine qui, renvoyés dans leurs foyers, n’avaient pas oublié qu’ils appartenaient encore à une marine militaire. C’est le premier maître fusilier Caraes de Landéda qui, à l’Appel du 18-Juin, attaqua à la grenade, sans soutien, une batterie allemande près de Lannilis. Le coup ayant échoué, son frère tué à ses côtés, il rallia ses hommes et me ramena une superbe unité d’une centaine de marins bien encadrés qui firent leurs preuves plus tard au Conquet. C’est enfin Traumez, de Saint-Jean-du-Doigt, un petit quartier-maître fusilier de 20 ans qui depuis huit mois n’avait cessé d’attaquer les camions allemands et qui, lui aussi, avait perdu un frère au cours d’un engagement. Il me rallia à la tête d’un groupe de 30 hommes, de solides paysans durcis encore par l’épreuve, à l’aspect rude qui évoquait le souvenir des anciens Chouans. Il les avait instruits lui-même et leur demanda de manœuvrer sous mes yeux pour me faire juge de leur entraînement militaire.
Ce qui caractérisa cette résistance bretonne dans le Léon et le nord de la Cornouailles, ce fut bien sa solidité et sa spontanéité. Le pays compartimenté, coupé de landes, de chemins creux et de talus se prêtait admirablement à la clandestinité. S’y prêtait également une race énergique, obstinée, particulariste, peu communicative, incapable de se confier aux gens qu’elle connaît peu, mais d’une fidélité à toute épreuve envers les chefs ou les idées qu’elle a adoptés. Les Allemands ne comprenaient rien à cette population fermée qui parlait une langue inaccessible, mais qui était foncièrement Française et patriote. Leur appel au séparatisme fit fiasco. Les marins très nombreux pour qui, à bord, le terme de soldat, employé dans un sens péjoratif, caractérise une irrémédiable incapacité, se gaussaient de ces lourds terriens. Au cours d’un exercice ordonné en vue du débarquement en Angleterre, les Allemands essayèrent de sortir en embarcations près du chenal du Four. Mais, frappés d’une sainte terreur de la mer, ils se livrèrent à une mémorable manifestation de bains imprévus, de barres mises à contre et d’avirons embrouillés. Après quoi, les bateaux furent ré-amarrés à marée haute sur des pieux ducs d’Albe. Mais ils y étaient bridés maladroitement par du filin si court qu’à marée basse quelques-uns se trouvèrent au sec ridiculement pendus par le nez. Beaucoup d’entre eux, après avoir tout cassé, furent roulés dans la vase ou emmenés par le flot descendant. Sur la côte on en rit encore.
La résistance revêtait parfois le caractère d’une question personnelle à régler, d’un amour-propre à satisfaire, d’une vengeance individuelle à tirer. Le premier maître Le Goff, ancien aviateur de la marine, quand il fut appelé à mon quartier général, ne pouvait se consoler de n’avoir pas tué d’Allemand. Comme il ne cessait de me harceler, j’ai fini par le laisser partir auprès des marins qui opéraient dans son pays de Saint-Renan. Il m’est réapparu au bout de quelques jours, apaisé, après avoir descendu son Allemand au coin d’un talus.
La plupart du temps les hommes de la résistance bretonne se groupaient par paroisse, parfois à l’exemple de ceux de Saint-Pierre-Quilbignon sous la conduite de leur vicaire. Et, comme on se marie peu en dehors de son village, ils se trouvaient souvent entre parents et alliés. C’était alors une affaire de famille à laquelle tout le clan participait. Il nous souvient qu’un jour, un homme ayant été tué en opérations, son chef de section et quatre ou cinq de ses beaux-frères et cousins quittèrent leur poste sur la ligne qu’ils occupaient. Ils allèrent tout simplement à Landivisiau enterrer leur camarade et réconforter sa veuve. Ils ne pouvaient concevoir qu’il en fut autrement.
Tous ces traits de la résistance bretonne se précisèrent peu à peu mais dès notre passage à Landivisiau, à notre première rencontre avec elle, sa physionomie générale nous apparaît et nous sommes désormais convaincus que nous pouvons compter sur son dévouement. Aussi le 12 août, après avoir établi cette liaison réconfortante, nous filons sur Landerneau où l’on nous apprend que le quartier général américain est à Lesneven. Nous le rallions dans l’après-midi. L’accueil que nous y trouvons est assez froid. Comme l’introduction signée du général Eisenhower prévoit uniquement notre installation à Brest qui est encore aux mains des Allemands, notre arrivée paraît fort intempestive et nul ne veut s’intéresser à ces marins de la France Libre parfaitement inutiles pour le moment. Les Américains semblent d’ailleurs en pleine réorganisation. Au milieu d’un nuage effroyable de poussière nous tombons au centre de leurs mouvements. Les chars d’une de leurs deux divisions rappelées dans l’est sont en train de faire demi-tour. L’autre division s’installe face au sud, au nord de Plabennec. Nous apprenons par la suite, que les blindés américains ont foncé en Bretagne par la route du Centre. Mais les Allemands qui étaient sur la côte, ont réussi à se défiler par le nord et ont gagné l’extrême pointe du Finistère qu’ils occupent, ainsi que Brest. Leur colonne, attaquée par l’aviation, a laissé le long des routes les marques sérieuses de leurs pertes, mais aussi les traces sanglantes de leurs atrocités. Des enfants ont été jetés dans des meules de paille en feu. À Plouvien, le curé et une vingtaine d’hommes ont été fusillés. Nous verrous deux jours plus tard, en avançant à Saint-Jean-Balanant, les veuves des victimes.
Les Américains se soucièrent fort peu de nous, nous nous arrêtons au bord d’un champ de trèfle, au-delà de leurs tentes et d’une batterie de 105. Pendant toute la nuit ces pièces tirent par-dessus nous en direction de Guipavas dont le clocher et les maisons en flammes nous éclairent.
Le lendemain matin, 13 août, nous ramassons un parachutiste allemand qui avait sans aucun doute envie de se rendre et le commandant Levasseur, parti en patrouille à 2 kilomètres en avant, avec quelques hommes, ramène au bout d’une heure l’Oberlieutenant Franz Maieher de la 246e division d’infanterie, légèrement blessé. Cette double et facile capture est providentielle car elle nous vaut auprès des Américains une considération aussi flatteuse qu’inattendue. Du coup, ils nous adoptent et nous gratifient de rations et d’essence fort bienvenues. Ils semblent, d’ailleurs, pour le moment assez désorientés. Pour effectuer ce raid rapide jusqu’au fond de la Bretagne, ils n’ont reçu d’autres cartes que les cartes Michelin et ils ne possèdent que peu de renseignements sur une région dont ils ignorent la langue. Par bonheur, nous sommes en mesure d’éclairer leur deuxième bureau auquel ils nous associent. En particulier, grâce aux émissaires que nous avons envoyés de Landivisiau à Brest et qui ont pu franchir les lignes à l’aller et au retour, tous les emplacements des batteries de D.C.A. leur sont précisés. C’est d’autant plus utile que le 14 août, au soir, s’est produit une grosse attaque de bombardiers alliés sur la ville et l’un d’eux a été descendu.
Ce même jour, nous prenons contact avec les officiers de réserve de l’armée, les commandants Louis (Faucher) et Sommepy qui, à la tête des F.F.I., font d’excellent travail près de Plouvien. Et, comme de notre côté des marins renvoyés dans leur foyer apprennent notre présence dans le pays et nous rallient en grand nombre, il est décidé de former deux compagnies, l’une à Landerneau avec l’enseigne de vaisseau Berger, l’autre avec le maréchal-des-logis Faujour destinée à renforcer les F.F.I. entre Plouvien et Plabennec. Alors que ces éléments français s’organisent, les Allemands montrent une certaine activité au nord de Gouesnou et des accrochages ont lieu également à l’ouest en direction de Trézien.
Le 19 au soir, se produit une grosse alerte. Les Américains dont les effectifs sont en ce montent assez réduits craignent une sortie en force des Allemands. Le général américain qui se trouve alors en première ligne parle de se retirer, puis il se ravise et déclare qu’il va s’installer dans son char et y attendre le lendemain.
L’état-major F.N.F.L. renforcé du commissaire Deshaies et de l’enseigne de vaisseau Farnarier, s’installe devant lui et passe la nuit aux postes de veille le long d’un chemin creux tandis que les batteries américaines établissent leur tir en direction de la route de Guipavas à Landerneau. Finalement, malgré quelques coups de feu venant du sud aucun contact n’a lieu.
Au jour, le lieutenant Bourveau qui commande des F.F.I. de Guipavas nous explique qu’une partie d’une trentaine d’Allemands, l’a attaqué avec soutien d’artillerie au nord de la route Gonesnou-Guipavas, mais n’a pas insisté. Quand vers 7 heures le commandant Levasseur va reconnaître une ferme voisine le plus grand calme règne. Tout danger immédiat est écarté.
Dès lors, le siège de Brest va se dérouler avec une extrême lenteur. Les Américains qui ont renoncé à une trouée de vive force, n’avancent qu’avec prudence, après avoir détruit au canon ou par des bombardements aériens tous les obstacles qui peuvent les gêner et ce sont souvent les habitants qui les préviennent quand les Allemands se sont retirés. Mais, il faut ajouter que le pays coupé partout de puissants talus et de chemins creux est décourageant pour eux. Un jour le général, commandant la 6e division, un peu affligé de ces délais, me demande combien il y a de talus entre Plabennec et Brest. Je sais bien que nous sommes à 14 kilomètres de la ville mais, comme dans l’intervalle s’étendent des champs d’orientation diverse, entièrement clos de talus dont la longueur varie entre 10 et 50 mètres, je suis fort embarrassé de lui répondre.
Dans le sud, Brest n’est pas investi. Il y a environ 3.000 Allemands dans la presqu’île de Crozon et aucun Américain n’opère dans ce secteur. La situation est assez critique pour la population. Quand les Allemands, après un premier recul, rentrent dans un village qui a célébré trop tôt sa libération, ils reprennent les prisonniers et fusillent les habitants. Le colonel Eono, avec des F.F.I., s’efforce de les refouler vers l’ouest. Venu d’Angleterre, il a sauté pour la première fois de sa vie en parachute pour atterrir en Bretagne. Coiffé d’un casque de cuir à croix de Lorraine, il parcourt le pays à motocyclette. C’est une figure originale et dynamique. Il me demande de l’aider, hélas, en vain, à obtenir un soutien américain. Il réussit cependant, non sans peine, à établir avec les F.F.I. un barrage dans l’ouest de Chateaulin. Son poste d’observation est établi derrière quelques tôles dans le cimetière de Ploumodiern. De là, il domine toute la vallée et, avec des jumelles capturées à l’ennemi, il surveille les mouvements des Allemands fortement établis de l’autre bord, sur le Menez Hom.
Dans le nord, la compagnie de 60 puis de 100 et de 160 marins qui a été mise à la disposition du commandant Lonis (Fauches) est placée par lui à l’ouest de Saint-Renan, dans le sud de son dispositif, à gauche des F.F.I. qu’il dirige. Dès le lendemain de leur installation, il me félicite de leur activité. Leur armement est cependant des plus sommaires, quelques mitrailleuses, des Lebel avec des cartouches en nombre limité et des grenades en provenance des stocks allemands. Ils n’ont ni manteaux, ni tentes, ni cuisines. Couchent la nuit en ligne au bord d’un champ, ils se nourrissent dans les fermes de réquisitions sur le pays. Le commissaire Grossire qui se souvient d’avoir été premier maître fusilier, se dépense sans compter pour assurer un maigre ravitaillement. Quand je vais les voir, le 1er septembre, je constate que les marins de la section sud n’ont pas dormi depuis quatre jours, et sans vin ni vivres, n’ont presque rien absorbé depuis vingt-quatre heures. On a peine à les tenir éveillés. Ils se fusillent dans les chemins creux avec les Allemands. Dans le vent et la pluie, cette compagnie tient quand même le coup. À mesure que les Bofor, les 105 et les mitrailleuses lourdes américaines déblaient le terrain, elle avance, peu à peu, en exerçant une pression constante sur l’ennemi.
Tant et si bien que le 10 septembre le Conquet est pris. Une partie de l’honneur de la journée revient au premier maître Cabon qui a assuré le réglage du tir américain sur la batterie de 280 de Lochrist. Quand ils redescendent des lignes le soir même, après treize jours d’alerte continue, les marins harassés, pesants ont pris une allure magnifique de vieux guerriers. Leurs prisonniers remis aux Américains, ils sont chargés d’un sérieux butin, des mitrailleuses, des fusils, des grenades. L’un d’eux est monté sur un grand cheval mecklembourgeois qui la paix revenue jouira d’une confortable hospitalité en Bretagne.
Cette même compagnie qui a combattu, face à l’ouest, sera renvoyée sous les ordres du premier maître Le Goff vers l’est en direction de Brest où elle fera son entrée plus tard par Saint-Pierre-Quilbignon.
Tandis que se déroulent à terre ces événements, les Allemands ne cessent de contrôler par mer les abords de Brest. Ils font passer des hommes vers le sud dans la presqu’île de Crozon et au-delà, et l’on craint même que quelques-uns d’entre eux s’échappent vers Royan et l’Espagne. Cinq bateaux sont armés à Douarnenez pour essayer de leur faire la chasse. Les M.T.B. du commandant Iehlé ont mouillé le 30 août à l’Abervrac’h avec le ravitailleur anglais Rochester qui nous est bien utile pour établir quelques relations avec Londres. Mais la présence de la marine allemande et de champs de mines dont on ignore la position, ne permet pas de les envoyer à Ouessant. Cependant, le 5 septembre, nous recevons un S.O.S. de l’île. Le maire M. Masson qui a réussi à faire passer son médecin sur le continent, demande une aide urgente. Ses administrés fort agités ne sont pas d’accord sur l’attitude à garder vis-à-vis des 25 Allemands armés qui occupent Ouessant. Tandis qu’on cherche les moyens d’expédier des renforts, on apprend que la population a réussi à désarmer les Allemands, qu’elle a débauché une partie d’entre eux et renvoyé les autres à Brest. Une barque de pêche emmène cependant en renfort une section de 20 marins et neuf gendarmes maritimes sous les ordres de l’enseigne de vaisseau Jacolot. Elle arrive juste à temps, car, la nuit suivante, des vedettes allemandes venues de Brest essaient d’aborder dans l’île. Accueillies par le feu de la section Jacolot, elles font demi-tour.
Le lendemain, 6 septembre, nouvel appel de Ouessant qui dispose d’un bien faible soutien. Comme nous ne possédons aucune arme automatique et comme les Américains sollicités refusent de nous en prêter, nous nous adressons au commandant des F.F.I. à Landerneau. Il consent très volontiers à nous fournir deux mitrailleuses. À cette occasion, un incident ridicule illustre le désordre des esprits à cette époque troublée. Au moment où nous sortons en voiture de la caserne Taylor, chargés de notre précieux matériel, un individu en civil, qui se dit commissaire du peuple, nous barre la route et nous défend d’emporter des armes. Inutile d’ajouter qu’après une brève explication, il n’a que le temps de s’esquiver quand le commandant Levasseur appuie brusquement sur l’accélérateur. J’apprends par la suite que cet agité n’avait reçu aucun mandat du maire de Landerneau, M. Jean-Louis Rolland, échappé à la Gestapo, dont le dévouement aux aviateurs britanniques tombés en France avait été sans bornes.
Munie de ces mitrailleuses, la section Dopfer est transbordée à Ouessant par le petit port d’Argenton. Elle est le secours de la dernière heure, car la nuit suivante, les vedettes allemandes font une nouvelle tentative de débarquement mais, essuyant un feu plus nourri que la veille, elles n’insistent pas davantage.
Ouessant s’est courageusement libérée elle-même. Elle doit cependant un témoignage de reconnaissance à l’attitude énergique de l’enseigne de vaisseau Jacolot et des marins. Sans aucun doute, elle était exposée aux cruelles représailles que les Allemands exercèrent dans les villages réoccupés et, en particulier, dans l’île de Houat qui, moins heureuse, dut subir les atrocités de leur retour.
Cependant, le cercle autour de Brest se resserre. En ce qui nous concerne, ce sont les marins de Landerneau avec l’enseigne de vaisseau Berger qui, vers le 10 septembre, sont les plus actifs en direction de Kerhuon, du Passage et du Moulin Blanc. Dès le 13 septembre, Guipavas est dégagé et au milieu des ruines, le long de la route de Paris, on accède au haut de la rue Jean-Jaurès.
Le commissaire Deshaies, l’enseigne de vaisseau Farnarier avec Le Borgne, Faujour, quelques marins et les F.F.I. du groupe Pinguan de Landerneau ont formé un détachement qu’on a peine à retenir. Ils opèrent en première ligne, non sans pertes pour le groupe Pinguan. Ils réussissent à se glisser rue Conseil d’où ils agissent en liaison avec l’infanterie américaine qui ne tarit pas d’éloges à leur sujet. Leur parfaite connaissance des lieux est précieuse dans ce combat de rues où l’on avance maison par maison. C’est elle qui leur permet de s’infiltrer et de guider les Américains jusqu’au nouvel hôpital d’où l’on domine les anciens remparts, l’arsenal, la rade.
Enfin, le 18 septembre, la reddition est signée et à 15 heures nous entrons à Brest. La ville littéralement anéantie achève de brûler. Des monceaux de pierre obstruent la rue de Siam méconnaissable. Les marins qui avaient fait le vœu d’atteindre les premiers la préfecture maritime, n’y trouvent debout qu’un pan de mur fumant et un balcon tordu auquel ils accrochent un pavillon. De rares habitants, tandis que claquent encore des coups de fusil, cherchent dans les débris de leurs maisons quelques restes de leurs biens. Des soldats américains explorent les lieux à la recherche de « souvenirs ». Un camion en est déjà plein d’où nous avons quelque peine à leur arracher un autel portatif et des vases sacrés qui sont confiés à l’aumônier du groupe Pinguan.
Au pied du château, le commandant Levasseur rassemble de nombreux prisonniers parmi lesquels un garçon de 14 ans et un officier qui n’a rien abdiqué de la morgue prussienne.
À 16 heures, se trouvent réunis dans l’arsenal une cinquantaine de Français, d’une part le commandant Pont, M. Raillard, les pompiers de la marine qui sortent de l’abri de la majorité générale, d’autre part le commandant Levasseur, le commissaire Deshaies, l’enseigne de vaisseau Farnarier, l’officier des équipages Le Borgne, quelques marins et le groupe Pinguan, ceux qui de l’intérieur ont subi pendant 36 jours le siège de Brest en essayant de l’arracher aux flammes et ceux qui, d’Angleterre et de la campagne bretonne, sont venus les libérer. En face d’eux le spectacle est saisissant : dans le fond les grands bâtiments brûlés, les quais effondrés, le Grand Pont ruiné dont les tabliers plongent dans la Penfeld, sur les terre-pleins parmi des vaches errantes, des cadavres allemands abandonnés et de nombreux prisonniers que ramassent les Américains.
Dans cette atmosphère de désolation, mais de victoire, les Français dressent un mât de pavillon au-dessus de la porte Tourville. Ils observent une minute de silence en mémoire des disparus.
Enfin, les trois couleurs montent tandis que le clairon rend les honneurs réglementaires. Le commandant Pont qui les avait rentrées en 1940 a réclamé le privilège de les mettre à bloc.
Après quatre ans notre grand arsenal est rendu à la France. Grâce aux Bretons, la première partie de la mission confiée aux F.N.F.L. est remplie.
Louis Lucas
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 89, juin 1956.