Le réseau Neuhauser
Dans ses souvenirs « 2e bureau Londres », le colonel Passy, chef des Services secrets de la France Libre, précise qu’ »un petit noyau sous les ordres du colonel Neuhauser fonctionna dans les Balkans pendant toute la durée de la guerre ».
Par décision ministérielle n° 33, du 6 mars 1957, le Service de renseignements clandestin que Neuhauser a créé dans les Balkans et dirigé d’abord de Bucarest, puis de Beyrouth, a été considéré comme un organisme de la France Libre sous le nom de réseau Neuhauser à compter du 1er juillet 1940 jusqu’à la fin des hostilités.
Activité de 1939 à juin 1940
La déclaration de guerre en 1939 trouva Neuhauser attaché militaire adjoint en Roumanie. Il mit sur pied un réseau de renseignements et d’action, par une implantation de nombreux agents parfaitement instruits, la plupart bénévoles, parce que patriotes, dont le rendement a été sans cesse croissant.
Dès septembre 1939, le problème qui se posait au chef du réseau était de détruire, en Roumanie, l’économie de guerre allemande : soit le pétrole et le blé.
En ce qui concerne le pétrole, il organisa deux équipes de sabotage composées de ses camarades ingénieurs dans les raffineries et s’attaqua aux moyens de transport (wagons-citernes) et au pétrole lui-même, visant uniquement la seule raffinerie spécifiquement allemande dont toute la production était chaque nuit dirigée vers le Reich.
Sur un parc total de 1.200 wagons-citernes, 300 furent mis hors service et pendant deux mois l’essence que cette firme destinait à l’Allemagne, transportée soit par fer, soit par schlepps sur le Danube, fut sabotée chimiquement.
Les résultats de ces sabotages à retardement, plus particulièrement l’incendie d’un train de 60 wagons-citernes de pétrole, attirèrent finalement l’attention de la Gestapo qui arrêta, dans une embuscade de nuit, le lieutenant de réserve Tanguy, ingénieur des pétroles, membre du réseau. Après deux mois de détention dans la prison de Bucarest, l’évasion de ce héros et son départ en Turquie furent organisés par le chef de réseau. Tanguy rejoignit la Syrie et la France où quelques mois plus tard il entrait au réseau de Rémy qui lui consacra quelques belles pages dans les Mémoires d’un Agent Secret de la France Libre sous le pseudonyme d’Alex.
Quant au blé, embarqué dans des péniches sur le Danube à destination de l’Allemagne, il fut pendant de longs mois contaminé par le charançon dont le réseau avait organisé l’élevage sur une grande échelle.
Activité de juin 1940 à 1945
Dès le 18-Juin 1940, dans sa quasi-unanimité, la colonie française de Roumanie avait compris que le salut de la patrie dépendait de la continuité de la lutte ; on se devait de répondre à l’Appel du général de Gaulle.
Grâce à un diplomate de l’ambassade de France à Bucarest, qui, dès juin 1940, avait ouvertement manifesté ses sentiments de résistant en créant dans son bureau le centre de ralliement des gaullistes de la colonie, les renseignements recueillis purent être transmis à la délégation de la France Libre à Istanbul par des voies clandestines qu’il avait à sa disposition.
C’est par lui que le réseau des résistants français des Balkans a maintenu un contact étroit et permanent avec les services de la France Libre à Istanbul.
À partir de novembre 1942, les renseignements sont transmis par radio clandestine de Bucarest et de Budapest au poste de Beyrouth.
Renseignements militaires
Le réseau a été en mesure de tenir à jour dès le 1er septembre 1940, date d’arrivée des divisions allemandes en Roumanie, jusqu’à la fin des hostilités l’ordre de bataille des unités ennemies dans les Balkans.
Lorsque les Alliés bombardèrent les objectifs militaires et industriels de Hongrie et de Roumanie, le réseau, grâce à ses liaisons radio avec Beyrouth, communique dans les vingt-quatre heures les résultats de ces bombardements qui intéressent au premier chef le commandement allié (installations de raffineries, pont de Cernavoda, usines de Hongrie et de Roumanie).
Grâce à une organisation parfaite et à un système de transmissions impeccable, le chef du réseau, avec l’accord de ses chefs put transmettre chaque jour pendant deux ans par radio à l’état-major naval russe de la Mer Noire, les renseignements concernant les heures de départ des navires ennemis de Constanza, leurs destinations et leurs chargements et ce, quelques heures après qu’ils avaient levé l’ancre.
Pour mémoire la traversée Constanza-Crimée durait vingt-quatre heures.
Plusieurs transports furent torpillés par les sous-marins russes grâce à ces renseignements.
Renseignements politiques et diplomatiques
Dès 1940 le réseau qui disposait d’agents bien introduits dans les milieux de la cour ainsi que dans les légations ennemies de la capitale roumaine, a pu fournir en abondance des indications tant sur les projets militaires que sur l’état d’esprit des Allemands et Italiens en Roumanie.
Activité radio
De décembre 1942 à mai 1945, sans un seul jour d’interruption un trafic radio quotidien de 1.500 groupes en moyenne fut écoulé dans les deux sens, entre le poste central à Beyrouth et ses correspondants en pays ennemis à Budapest et Bucarest ainsi qu’avec un poste radio à Istanbul.
Les opérateurs radio en pays ennemis accomplirent avec enthousiasme leur mission, malgré la surveillance active des services allemands. À Bucarest, les 24 et 25 août 1944, l’un de ces opérateurs continua à assurer ses vacations malgré un bombardement violent et continu et ne les interrompit même pas au moment où une bombe endommageait sérieusement l’immeuble dans lequel il se trouvait.
Chaque jour, les renseignements reçus par radio à Beyrouth étaient exploités et retransmis deux heures après à Alger. Chaque semaine un volumineux courrier de renseignements et de documents, était acheminé au B.C.R.A. d’Alger par avion.
Aide aux prisonniers et civils français
De 1940 à 1942, le chef du réseau mit toutes ses ressources matérielles, morales et techniques, au service des Français qui voulaient rejoindre les F.F.L. Grâce à lui, nombre d’entre eux, munis de lettres de courrier et des visas nécessaires, s’échappaient heureusement de la zone ennemie, par la frontière bulgaro-turque contrôlée sévèrement par la Gestapo. Parmi eux citons le jeune Bouvier qui devait perdre un bras à Bir-Hakeim.
Liaison avec la résistance tchèque
Pendant toute l’année 1940 et le début de 1941, le réseau a été en contact avec Prague.
Chaque nuit, des télégrammes de renseignements et de directives étaient échangés entre une organisation tchèque réfugiée dans un pays balkanique et le chef de la Résistance à Prague.
Cette liaison cessa lorsque nos amis tchèques quittèrent les Balkans pour continuer leur action d’un pays non occupé par les Allemands.
Maquis français de Slovaquie
Au cours de l’été 1944, le réseau contribua à la formation et la mise en place du maquis français en Slovaquie, composé de prisonniers français évadés et recueillis en Hongrie. Il leur procura l’aide matérielle (fonds et vêtements) nécessaire au passage clandestin de la frontière Hungaro-Slovaque, malgré l’inertie, pour ne pas dire la mauvaise volonté de certains agents de Vichy.
Notamment les renseignements concernant l’organisation d’un parachutage de mitraillettes réclamées par l’officier chef du maquis furent recueillis et le parachutage mis au point.
Malheureusement l’état-major allié d’Alger auquel s’étaient adressés les services spéciaux français, ne put ou ne voulut donner suite à cette demande.
Répression ennemie
Toute cette activité clandestine s’est développée pendant quatre ans dans des pays où la surveillance policière, qui n’épargnait rien ni personne, était doublée par les services de la Gestapo.
Grâce à l’organisation du réseau, aux mesures de précautions, à l’instruction poussée des agents, en matière de discrétion, le réseau n’eut que très peu de déboires.
En février 1941, une informatrice est arrêtée à Bucarest par la Gestapo et déportée. Le chef du réseau ne dut sa liberté qu’au courageux silence de cette collaboratrice.
D’autre part, à Budapest, la Gestapo a décelé l’existence du poste émetteur et a arrêté le 21 décembre 1944 l’épouse de l’opérateur radio.
Malgré une grossesse avancée, elle fut traînée de prison en prison et subit des tortures cruelles (immersion) que son état lui faisait plus douloureusement ressentir. Elle garda néanmoins un mutisme obstiné et sauva ainsi son mari, ses camarades et son service.
Incidents avec des agents de Vichy
Si l’ennemi n’a pu entraver l’activité du réseau, certains agents de Vichy, par leur attitude inqualifiable, portèrent, par contre, quelques coups sérieux à l’organisation.
Telle la saisie, en novembre 1943, du poste émetteur de Bucarest par le représentant de Vichy et les menaces d’expulsion ou d’arrestation des opérateurs.
Cette activité secrète comportait à cette époque de grands dangers : les services allemands, en effet, exerçaient une pression forte et continuelle sur l’état-major roumain afin que leur fussent dénoncés les services français clandestins.
Or, en novembre 1941, le chef du réseau N, dénoncé à l’état-major de Bucarest comme agent gaulliste par un agent de Vichy, ne fut sauvé que grâce à l’amitié personnelle d’un officier supérieur roumain, qui ne transmit pas la dénonciation aux autorités allemandes. L’agent de Vichy fut heureusement rappelé en France par le colonel Baril alors chef du 2e bureau à Vichy.
Difficultés avec les services spéciaux alliés
Le réseau eut à faire face aux attaques de certain service secret allié.
En juin 1941, après l’expulsion des Balkans de tous les citoyens appartenant aux pays en guerre contre la Roumanie, certain service allié s’est vu privé de ses informateurs nationaux ; une campagne de débauchage fut alors entreprise pour obtenir le concours des Français restés dans ces pays.
Les membres du réseau et plus particulièrement le personnel des postes émetteurs furent insensibles aux promesses alléchantes faites par les représentants de ces services rivaux.
En effet, tous les agents français du réseau avaient eu connaissance d’une note des services spéciaux de la France Libre qui prescrivait que :
« Le devoir le plus absolu de chaque Français est de communiquer les renseignements qu’il peut posséder, à un service français, à l’exclusion de tous services étrangers même alliés. »
Le chef du réseau sut conserver à ses sous-réseaux en pays ennemis (chefs, agents et postes émetteurs) une autonomie et une indépendance totales vis-à-vis des services alliés.
Une affaire de S.R. peu banale
Un matin de mars 1944, les télégrammes du poste de Budapest arrivaient nombreux à Beyrouth et par surcroît se révélèrent très intéressants et très complets au sujet de l’identification des unités allemandes en Hongrie. Grande fut la surprise du chef du réseau quand il apprit par la vacation suivante que la source de ces renseignements était un soldat alsacien A., incorporé de force dans un régiment d’artillerie lourde allemande, qui avait eu le courage et la chance d’entrer en contact avec un prêtre également alsacien agent du réseau à Budapest.
Après avoir répondu les jours suivants aux nombreuses questions émanant de l’état-major des F.F.L. sur l’ordre de bataille de l’armée allemande, ce patriote alsacien eut l’agréable surprise d’apprendre que le destinataire de ses renseignements était son ancien commandant de groupe d’artillerie de forteresse, sous les ordres duquel il avait fait son service actif du 1er septembre 1936 à fin août 1938.
Malgré le risque de l’acheminement d’une correspondance vers les Forces françaises libres, il écrivit une lettre à son ancien officier datée de Szolnok (Hongrie) du 26 avril 1944.
Dans cette lettre où il se rappelle au souvenir de son ancien commandant, il lui transmet les respects du canonnier Daull qui est le seul camarade de son ancien groupe servant avec lui dans ce régiment allemand.
A. écrit entre autres : « Ils nous ont obligés d’endosser l’uniforme allemand mais le cœur est et restera français. Personne n’y changera rien ! Puis plus loin : Si un jour notre groupe d’artillerie devait être engagé, certainement pas un Alsacien ne manquera l’occasion de traverser les lignes ! »
A. a tenu parole.
En mai 1944, le groupe d’artillerie de A. fut transféré en France et dès leur arrivée sur le front de Normandie, nos compatriotes tentèrent de déserter. A. réussit. Malheureusement son camarade Daull fut tué en traversant les lignes. A. rejoignit les Forces françaises libres en Angleterre et revint aussitôt combattre dans les rangs d’une unité française.
En 1946, A. reçut, à Strasbourg, des mains de son ancien chef, devenu le général Neuhauser, la croix de guerre et la médaille de la Résistance.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 109, juin 1958.