La prise de Koufra
Revenant de Mourzouk, la patrouille britannique en route pour regagner sa base près du Caire, en Égypte, manifesta l’intention de prendre part à l’expédition de Koufra.
Le colonel Leclerc se félicita de l’aubaine et il autorisa le major Clayton, qui disposait d’automitrailleuses rapides, à partir en éclaireur.
Les éléments de la colonne française quittèrent Largeau à partir du 25 janvier pour se lancer à travers un terrain qui est l’un des plus mauvais que la surface du globe puisse offrir aux véhicules automobiles. Sur certaines portions de la piste, il arrive qu’on ne puisse parcourir que quelques kilomètres en vingt-quatre heures. Les ensablements successifs, la recherche et l’aménagement d’un passage à travers des zones chaotiques sont fort éprouvants pour le physique et le moral des hommes. Quant aux efforts demandés au matériel, ils dépassent les limites jamais atteintes.
Le 31 janvier 1941, les restes disloqués de la patrouille Clayton refluent sur la colonne française qui vient d’entrer en territoire ennemi. Repéré par ses émissions radio, le détachement britannique est tombé dans une embuscade tendue par la Sahariana – compagnie saharienne motorisée – appuyée par l’aviation. Quatre voitures ont brûlé. Le major Clayton est prisonnier. Son successeur estime que la surprise est manquée ; il renonce à poursuivre vers Koufra et rentre tout droit en Égypte avec ce qui lui reste. Il laisse cependant une voiture équipée d’un compas solaire pour aider les Français dans leur navigation à travers le désert.
Devant un ennemi en alerte, puissamment armé, connaissant vraisemblablement ses intentions, Leclerc décide de laisser en attente le gros de sa troupe aux abords du dernier petit poste français sur l’itinéraire et de partir lui-même, à la tête d’une patrouille légère de 20 voitures, en reconnaissance vers Koufra. Navigant au cap, il arrive en bordure de l’oasis le 7 février au soir. Dans la nuit, par un foisonnement d’actions rapides, il détruit le matériel des stations météo et gonio, incendie un avion dans un hangar, et au moment où les Italiens enfin alertés tirent des fusées, il décroche vers le sud, à vive allure, tous phares allumés. Le lendemain matin, vers 8 heures, des chasseurs Savoia repèrent la patrouille en formation dispersée. Ils tirent sur elle sans lui causer de grands dommages et ne peuvent l’empêcher de retrouver le gros de la colonne qui se regroupe au puits de Sarra.
Persuadé qu’il peut prendre Koufra à condition de surprendre et de frapper vite et fort, Leclerc repart le 16 février avec 90 hommes en deux pelotons motorisés légers pour attaquer les forces mobiles italiennes qui ne lui ont pas paru redoutables malgré leur aviation. Le commandant Louis Dio, qui suivra à une journée de distance avec 150 fantassins et le canon de 75, aura comme mission de prendre le fort italien.
Le 17, la Sahariana déployée attend le choc. C’est une faute. Leclerc saisit immédiatement l’avantage que peut lui donner l’offensive. Ne disposant pas de poste radio, il hurle ses commandements. Un peloton attaque de front ; l’autre réussit un large mouvement tournant. La Sa ha ria na craignant l’encerclement décroche. Pour empêcher une jonction entre les forces mobiles et la garnison, Leclerc fait bloquer l’entrée du fort avec le reste de ses effectifs.
Le 19, il repousse une contre-attaque des forces mobiles appuyées par une escadrille de chasseurs. Débordant d’activité, présent partout, désignant lui-même les objectifs, galvanisant par son calme et son dynamisme sa poignée de soldats, il tient la Sahariana à une distance suffisante pour que le tir de ses armes soit mal ajusté. Saisissant au vol l’instant propice, il saute en voiture et, avec la moitié de ses effectifs, il tourne les Italiens qui totalement surpris battent piteusement en retraite. Le lendemain, une poursuite sur 150 kilomètres ne permettra pas de les rejoindre. Entre temps, Louis Dio sera arrivé mais c’est avec 45 hommes dont c’est le baptême du feu que Leclerc vient de battre une puissante unité italienne spécialisée dans la guerre en pays désertique.
Mais il reste le fort d’El Tag qui dresse sa silhouette imposante sur la falaise dominant une palmeraie dans laquelle les Français tiennent le village indigène, les points d’eau et l’aérodrome. La garnison italienne, forte d’environ un bataillon, se trouve pratiquement bloquée derrière ses murailles. Ne pouvant plus bénéficier de l’appui de ses unités mobiles, elle est comme paralysée et son encerclement devient possible malgré le rapport des forces très défavorable aux assaillants.
Le siège commence donc sans désemparer par une organisation judicieuse et habile du terrain. Les fantassins font du volume, et de nuit multiplient les coups de main sur le système de sécurité du fort. L’unique canon du Tchad se fait entendre. Pour ne pas dépenser trop vite les munitions, de positions variées et au plus près possible, on tire quotidiennement 20 obus sur les points sensibles bien repérés : station radio, magasins, point d’eau et… salle à manger des officiers à l’heure des repas !
L’aviation italienne vient à plusieurs reprises bombarder les assaillants mais sans grande efficacité. Le temps s’écoule ainsi dans une attente active marquée par des actions offensives de plus en plus mordantes. Un rationnement sévère des munitions, des vivres et du carburant est institué. Tout en maintenant un harcèlement maximum de l’ennemi, Leclerc entreprend d’apprivoiser les indigènes de la palmeraie. Autour d’une tasse de thé, il assure les notables qu’il ne veut que la paix, « la paix seulement avec les habitants de Koufra ».
Dès le 28 février, la garnison, estimant sans doute sa résistance inutile, cherche visiblement une capitulation honorable. Dans la matinée, le colonel Leclerc reçoit, par l’intermédiaire d’un musulman civil, une lettre du commandant du fort proposant des arrangements pour les blessés. Il fait répondre que ces choses-là se traitent par parlementaires et non par correspondance. L’après-midi, tandis qu’un drapeau blanc est hissé à l’un des angles de la citadelle, deux officiers italiens se présentent porteurs des mêmes propositions. Leclerc les rejette. Le lendemain 1er mars, nouveau drapeau blanc, nouveaux parlementaires qui demandent à connaître les conditions des Français. Une discussion s’engage et traîne lorsque intervient Leclerc. Furieux, le visage contracté, le regard mauvais, il explose en paroles hachées. Poussant les Italiens dans une voiture, il monte lui-même avec deux officiers de son état-major et fait diriger le véhicule vers la porte du fort. L’incroyable se produit : sidérés, les Italiens font ouvrir la citadelle. Leclerc entre et se trouve en présence du commandant du fort, revêtu de sa tenue d’apparat, qui proteste : « Je voulais simplement discuter, vous n’aviez pas le droit d’entrer ». Coupant court, Leclerc lui ordonne de rassembler les cadres dans la grande salle du fort. Son assurance est telle, sa détermination si farouche que cet ordre est exécuté promptement. Et, accompagné seulement de deux officiers, au milieu d’ennemis dont beaucoup ne sont pas partisans de déposer les armes, et qui lui sont présentés un à un comme à un inspecteur, il s’adresse à eux en phrases nerveuses. « Vous vous êtes battus autant eue vous l’avez pu. Vous n’avez rien à vous reprocher en capitulant. Votre commandement ne peut plus rien pour vous. Votre devoir est de penser à vos blessés que nous allons pouvoir faire soigner dès maintenant par nos chirurgiens … »
Puis, tandis que quelques Italiens pleurent, il dicte les articles de la capitulation. Les signatures échangées, il donne les nouveaux ordres aux assistants subjugués. Une heure plus tard, la garnison prisonnière, brillamment équipée, défile devant lui -sous le commandement de ses officiers en armes.
Le lendemain 2 mars, la poignée de Français victorieux défilent leur tour. À la stupéfaction des vaincus, ces hommes aux visages maigres et barbus, mal vêtus, mal chaussés, affichent une allure de conquérants. Après le défilé, rassemblant ses guerriers autour du mât du pavillon, le colonel Leclerc, fragile silhouette raidie par l’émotion, fait envoyer les trois couleurs nationales. S’avançant au centre de sa troupe, il lit le texte d’un télégramme au général de Gaulle, prononce une courte allocution et termine par ces mots qui sont devenus pour l’histoire le serment de Koufra :
« Jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg. » (1)
Extrait du livre « Le général Leclerc de Hauteclocque, maréchal de France »
(1) Cette version du serment de Koufra est celle que le général Leclerc lui-même a donnée, à plusieurs reprises, à ses familiers. Elle diffère légèrement de celle qui a été communément admise sur la foi de témoignages divers : « Jurez … flotteront à nouveau sur Metz et Strasbourg ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 215, avril-mai-juin 1976.