13 février 2017 In Témoignages By Administrateur
La libération de la France sera au bout de nos actions
par Jules Muracciole
(d’après son journal de marche)
Après la prise de Narvik, bien que victorieux, le corps expéditionnaire de Norvège doit, la mort dans l’âme, rembarquer sans pouvoir exploiter son succès. Tout va mal en France, on a besoin de nous.
Sur le chemin du retour, en mer du Nord, notre convoi subit les assauts conjugués de la Luftwaffe et de la Kriegsmarine, y échappe, parvient à Glasgow d’où, après une courte escale, les troupes sont dirigées sur la France où la situation est désespérée.
Le général Béthouart est déjà sur place. Il veut tenter d’organiser un réduit en Bretagne.
Nous arrivons le 16 juin au soir devant Lorient, mais il nous est impossible d’accoster car le port est encombré de navires et la marée est trop basse. Nous sommes déroutés sur Brest. Nous y arrivons le 17 juin à 17 heures.
Mais il est déjà trop tard, les dés sont jetés.
Pendant que nous débarquons à une coupée, les Britanniques rembarquent par l’autre, abandonnant matériel et véhicules sur le quai.
Un passant croyant nous faire plaisir nous crie : « Ça y est les gars ! l’armistice est signé. Vous allez pouvoir rentrer chez vous. » Je lui flanque mon poing dans le nez.
Nous récupérons des véhicules anglais abandonnés, faisons le plein d’essence et gagnons le quartier général installé rue Duquesne, dans l’école de filles. Puis nous allons célébrer tristement notre retour en France, au « Baléar », où nous avions fêté si gaiement notre départ en Norvège au mois d’avril.
Pendant que nous dînons, les sirènes se font entendre et la D.C.A. se met à tirer. C’est la première alerte sur Brest paraît-il. Retournés au P.C., à la lueur des bougies, nous faisons notre correspondance. Nous annonçons aux nôtres notre retour sur le sol français, notre prochain départ en ligne.
Le 18 juin à 5 heures du matin, nous nous mettons en route. Il fait très beau, nous filons pleins gaz sur Lamballe d’où le général Béthouart compte établir une ligne d’arrêt.
Le ciel est bleu, la campagne est riante, fleurie. Partout sur le parcours, des gens anxieux sur le pas des portes. Ils nous sourient cependant, nous font fête, nous offrant des victuailles, des fleurs.
De vieilles bretonnes tout de noir vêtues, à genoux sur le bord de la route, égrènent leur chapelet et prient sur notre passage. Des paysans nous saluent chapeau haut levé cependant que d’autres, affairés, installent de bien dérisoires barricades. Et partout, tout au long de la route, la pitoyable théorie des gens qui fuient avec leurs hardes.
À Lamballe, nous croisons un long convoi de véhicules militaires qui refluent vers Brest, puis c’est la voiture du général Béthouart et celle du colonel Molle.
Les voici qui, nous ayant reconnu, rebroussent chemin, nous rejoignent et nous font stopper.
Le général nous explique que les Allemands sont sur nos talons, débordant même sur notre droite et sur la gauche. L’organisation d’une défense s’avère impossible. Le général nous enjoint de rejoindre Brest.
Je ne le ferai qu’après avoir retrouvé, après une longue poursuite, le capitaine Sarrade de l’état-major qui, non prévenu, poursuit son chemin, bien en avant de nous, avec son équipe. À Brest, où nous sommes à nouveau au début de l’après-midi, il règne une atmosphère insolite de panique et de révolution.
Des véhicules sont renversés dont le contenu épars sur la chaussée est récupéré par la population. Des avions bombardent le port. La marine fait sauter l’école navale et les tanks à mazout qui flambent. D’épaisses colonnes de fumée noire montent du port. Les magasins sont fermés. Des militaires sans ceinturon circulent, une fille à chaque bras. Des gens affolés s’accrochent à nous et se lamentent. Nous les réconfortons.
À 16 heures, nous apprenons que Brest est déclaré ville ouverte. Toute la presqu’île est investie. Il nous faut partir si nous ne voulons pas être prisonniers.
À 20 heures, avec l’état-major, nous embarquons sur un des deux derniers bateaux encore au port : le Meknès. Il est chargé à couler de passagers militaires et civils. Des femmes viennent jusqu’à la lisse, et après les avoir longuement embrassés, nous remettent leurs jeunes garçons en nous disant : « Nous vous les confions, faites-en des soldats. » Le paquebot largue les amarres. Étreints jusqu’au fond des entrailles, nous voulons entonner La Marseillaise, mais aucun de nous ne parvient à la terminer car, la gorge serrée, nous pleurons.
Un tout jeune garçon se met au garde-à-vous devant cette terre de France qui s’éloigne. Sur le quai, des hommes, des femmes, des enfants agitent des mouchoirs. Un vieil officier de marine nous suit longtemps tout au long du quai en nous envoyant des baisers et en nous saluant. L’instant est vraiment poignant. Je m’isole pour pleurer tout mon saoul.
Mais il ne sera pas dit que je sombrerai dans le désespoir. J’ai une tâche : il me faut remonter le moral de mes camarades. Et me voilà leur expliquant les raisons que nous avons d’espérer quand même, malgré toutes les marques apparentes de notre déconfiture, malgré la carence militaire et civile, pour ne pas dire la trahison. Si nous n’y prenons garde, nous sommes en train de perdre la guerre des volontés. Pour ma part, je ne veux pas croire que la France puisse mourir car c’est bien d’une mort qu’il s’agit.
Nous nous engageons dans le Goulet puis nous gagnons la haute mer. La brume nous protège. Il fait très froid et la nuit est très sombre.
Blottis les uns près des autres sur le pont, nous songeons longuement à la façon dont nous pourrons nous organiser pour continuer la lutte.
Tout contre moi, sa tête reposant sur mon sac Bergam, un gamin de 15 ans dort paisiblement. C’est lui qui a raison. Demain, il aura besoin de toutes ses forces, car c’est lui qui reprendra le flambeau tombé des mains de ses aînés. Et j’ai soudain la certitude que rien n’est terminé. La France n’est pas finie (…).
Demain, ce sera l’Angleterre et le général de Gaulle.
La libération de la France « dans l’honneur et par la victoire » sera au bout de notre foi et de nos actions.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.