Koufra, souvenirs
La guerre du Golfe m’a fasciné ! Je l’ai suivie avec l’émerveillement d’un enfant devant un film de science-fiction.
Cette débauche de matériels futuristes aux exploits fabuleux a réveillé en moi de vieux souvenir du Tchad d’autrefois…
Il y a cinquante ans, presque jour pour jour, les troupes du Tchad partaient confiantes et décidées à la conquête de Koufra, poste italien perdu au fin fond du désert de Libye à un millier de kilomètres au nord-est de Faya.
Leur matériel était vétuste, bricolé, totalement inadapté, sans commune mesure avec les beaux matériels que les médias nous présentaient. Pourtant aux ordres d’un chef hors du commun l’exploit qu’elles ont réalisé a redonné un peu d’espoir à la France.
Mon père, compagnon des Marchand, Largeau, Borgnis-Desbordes et autres, avait bercé mon enfance des récits merveilleux de ses exploits. Je rêvais de suivre un jour ses traces…
En 1938, lorsque je suis parti pour l’Afrique Équatoriale, il m’a dit : « Tu verras, tout est certainement bien changé », tout en espérant que ses conseils de vieux briscard me seraient utiles !
Eh bien non ! rien n’avait changé. Les bateaux à roues, chauffés au bois, remontaient toujours le Congo, faisant escale le long des berges, pour le ravitaillement ; des vieilles voitures déglinguées remplaçaient bien les porteurs et les chaises sur les pistes défoncées de Bangui à Archambault, mais les baleinières sur le Chari étaient les mêmes que celles que mon père avait empruntées quarante ans plus tôt…
De Fort-Lamy, un cheval et neuf bœufs m’ont conduit comme autrefois à travers les terres inondées, à Abecher, capitale du Ouaddaï, où je devais prendre le commandement de la section d’artillerie n° 1.
Pendant 45 jours, j’ai été littéralement coupé du monde. Les rares postes que je rencontrais n’avaient pas la radio et aucune nouvelle sur la situation internationale ne parvenait jusqu’à eux. Ils étaient inquiets !
C’était en effet l’époque de Munich et la France était à deux doigts de la guerre. Mon colonel de Fort-Lamy m’avait d’ailleurs dit : ‘Dépêchez-vous, le commandant Vallin (qui devait m’accueillir à Abecher) sera peut-être parti.’
Le commandant Vallin était heureusement encore là et la guerre n’avait pas eu lieu. Mais il m’apprit que la France ayant décidé de renforcer militairement le nord du Tchad, face à l’Italie, ma section d’artillerie était transférée à Faya.
Le temps de la préparer et nous repartions vers le nord à travers le désert. La section d’artillerie était méhariste à l’époque, ses canons démontables en sept fardeaux étaient portés à dos de chameaux.
Deux cent cinquante chevaux et autant de chameliers ont assuré en 33 jours le transport de la totalité du personnel, du matériel et des munitions de réserve.
Le 4 décembre 1938, elle débouchait au grand complet et en pleine forme sur la place Blanche de Faya, capitale du Borkou, Ennedi, Tibesti, aux ordres du commandant d’Ornano, saharien célèbre.
J’avais quitté la France le 17 mai précédent et, en dehors de quelques jours d’arrêt à Brazzaville (le temps me dit mon colonel de voir ce que vous avez dans le ventre), je n’avais pas quitté les pistes et les fleuves.
C’est dire les énormes difficultés de déplacement dans l’AEF d’avant-guerre, difficultés auxquelles nous devions faire face plus tard.
Tout était à faire
Dès mon arrivée à Faya, une longue période d’activité intense a commencé. Tout était à faire ! Nous avons construit nos cantonnements, poursuivi l’instruction au maximum, modernisé quelque peu notre matériel. C’est ainsi que les chameaux, nos précieux vaisseaux du désert, ont été remplacés par des véhicules Laffly, tout terrain, testés malheureusement dans les Landes. Ces Laffly pour la plupart n’ont pas franchi la barrière de Koro Toro, à 350 kilomètres au sud de Faya. Le moral était bon, l’activité nous plaisait, et le commandant d’Ornano, chef exceptionnel, assurait la cohésion de notre petite équipe d’Européens.
Mais les nouvelles nous manquaient cruellement. Nous ne savions rien ou presque de la guerre qui s’était enfin déclenchée et qui ravageait le Nord de la France. Tous les rapatriements étaient suspendus et il était impossible de passer outre. Des nouvelles tronquées ou imprécises nous parvenaient bien de-ci de-là, mais elles étaient si alarmantes et si incroyables que nous ne leur accordions aucun crédit.
Elles étaient vraies, hélas, et l’armistice, brutal, incompréhensible, nous a frappés de stupeur. Le choc moral a été terrible. Nous ne pouvions admettre de rendre les armes sans avoir combattu. À quoi servirait désormais tant d’efforts déployés, tant d’ingéniosité, d’astuce et de bonne volonté ? C’était la déprime et le déshonneur.
Certains d’entre nous tentèrent de rejoindre le Soudan pour faire la guerre avec les Anglais. Ils furent accueillis sans enthousiasme, nos amis britanniques n’avaient pas besoin d’hommes mais ils manquaient par contre cruellement de matériel que nous n’avions pas.
Nous cherchions une solution pour rejoindre les lieux de combat lorsque le Tchad, gouverneur et commandant militaire en tête, a décidé de se rallier au général de Gaulle.
Personne ne connaissait ce général ; personne n’avait entendu parler de lui et personne moins encore n’avait capté son message de ralliement. Mais puisqu’il parlait de poursuivre la lutte… pourquoi pas… nous l’avons rallié d’enthousiasme.
Rien cependant n’a changé dans l’immédiat. Le Général est venu à Faya, il nous a déçus. Pas un mot sur notre participation à la guerre ; pas un mot sur notre avenir au combat.
Il nous a dit que nos soldes nous seraient payées comme par le passé. Mais nous nous fichions de nos soldes. L’argent ne nous servait à rien, nous l’entassions dans des cantines métalliques à l’abri des termites.
Fort heureusement, fin décembre, le colonel Leclerc est venu nous voir à son tour, et tout a changé. Il nous a fait part de son intention d’attaquer Koufra, à un millier de kilomètres au nord-est de Faya, dans le désert réputé le plus aride et le plus inhospitalier de la planète. Le moral est remonté au zénith. Pourtant, tout a mal commencé pour le colonel. Les fûts de 200 litres pleins de sable que nous avions mis sur le terrain l’ont obligé à tourner en rond pour pouvoir se faire connaître par manque de liaisons radio avec la terre. Ajoutez à cela que, le lendemain, il a failli se perdre vers Ounianga, et vous comprendrez son mécontentement. Les deux Blenheim qui l’accompagnaient étaient conduits respectivement par les lieutenants de Pange et de Stadieu, tous deux officiers navigateurs-bombardiers. Ils faisaient leur première expérience du désert, sans carte, sans gonio, sans radio, sans aucun moyen valable de navigation. Il leur fallait beaucoup de cran, de chance et du « nez ».
J’ai retrouvé de Pange il y a quelques années, replié dans le sud-est de la France où il m’a reçu en grand seigneur par ces mots : « Je vous rends aujourd’hui l’invitation que vous m’avez faite il y a quarante ans à Faya. »
Nous les avions reçus en effet comme nous recevions toujours nos camarades de passage. Avons-nous été plus chaleureux avec eux ? C’est possible !… Ils conduisaient notre nouveau chef et ils avaient participé à la campagne de France, dont ils avaient vécu le cauchemar de la débâcle. L’un d’eux m’a même appris la mort de mon cousin, descendu en vol en juin 1940.
Envers et contre tout
Le colonel Leclerc nous a fait une très forte impression. C’était un homme prodigieux, racé, distingué, il s’imposait par sa seule présence. Reconnu d’emblée pour notre chef, nous avons immédiatement accepté de le suivre n’importe où et quoi qu’il arrive, par tous les moyens.
Le lendemain, le colonel est reparti sur Ounianga où l’atterrissage a été particulièrement hasardeux. De Pange raconte que seule la vue fugitive d’un palmier isolé lui a permis, couché dans le nez de l’avion, de situer Ounianga dans un vent de sable, très dense et soudain. D’Ounianga, les deux appareils sont partis en reconnaissance :
– l’un d’eux avec de Pange sur Faya en mission photographique ;
– l’autre avec de Stadieu au djebel el Aouenat, à la frontière du Soudan.
Le soir à Ounianga, où l’atterrissage a été encore problématique pour de Pange, l’avion de Stadieu n’est pas rentré.
Porté disparu, nous avons su plus tard qu’il s’était posé pour faire le point sans pouvoir repartir ; l’appareil s’étant endommagé à l’atterrissage. Une patrouille italienne a recueilli l’équipage qui a été conduit à Koufra et à Tripoli où considérés comme francs-tireurs ses membres ont été conduits à la prison civile avec les droits communs.
J’ai retrouvé un an plus tard de Stadieu et Meuran, lorsque blessé à Bir-Hakeim, je tombais à mon tour aux mains des Allemands. D’autres avions se sont hélas perdus dont celui du lieutenant Clarion, vainement recherché pendant des jours et des jours et qu’un chamelier a finalement retrouvé dix-huit ans plus tard à 300 kilomètres d’Ounianga. Après le passage du colonel, nous avons repris notre débordante activité pour préparer l’expédition. Faya est devenue une ruche bourdonnante. Des centaines de chameaux déchargeaient chaque jour des tonnes de vivres, de matériel, de munitions et d’essence. Les camionneurs civils refusaient de dépasser Koro Toro à 350 kilomètres au sud. Alors, lorsque nous avons été mieux équipés, nous avons pris le relais des civils à partir de ce dernier poste. Travail exténuant.
Cap : Koufra
La section d’artillerie devait participer à l’expédition, « avec peu d’obus », avait dit le colonel dont la confiance en nos canons était limitée. Ils étaient trop faibles en effet pour détruire les murs du fort réputés en pierre et d’une épaisseur de 2 mètres. Même le colonel Bagnold, commandant les patrouilles britanniques dont nous parlerons plus loin, était sceptique sur leur efficacité.
Le 26 janvier, la colonne se met en route vers Koufra par Ounianga et Tekro.
Les patrouilles anglaises la précèdent. Ce sont des unités de la LRDG, les fameuses Long Rand Desert Group, très célèbres en Libye. Elles sont très bien équipées pour les reconnaissances lointaines et rapides en zone désertique. Elles disposent surtout d’un compas solaire d’orientation, que nous n’avons pas.
Le déplacement se heurte, dès le départ, à d’incroyables difficultés. Nous nous éreintons à désensabler les camions avec des tôles de fortune et des troncs de palmiers. Nous cuisons le jour, nous gelons la nuit. Aucun boîtier de montre ne résistait au sable. Les moteurs tombaient en panne, certains irrémédiablement, qu’il fallait remplacer sur place sans « chèvres », ni palans. Le moral était bon cependant et nous étions contents.
Koufra est un exploit certes, mais qui réside surtout dans l’amenée des hommes et du matériel à pied d’œuvre. Le combat lui-même n’a rien d’exceptionnel par rapport à ceux que nous avons menés pendant des années.
À 100 kilomètres de Koufra, la patrouille de tête du major Clayton tombe dans une embuscade tendue par la compagnie saharienne soutenue par l’aviation. Très fortement attaquée, elle subit des pertes. Le major Clayton est blessé et fait prisonnier, plusieurs hommes sont tués, un important matériel est détruit. Elle se replie vers le sud en laissant sur place, sans le savoir, quatre hommes qui se porteront à pied à la rencontre des Français 400 kilomètres plus au sud. Ils n’ont que 6 litres d’eau pour quatre.
Cet incident va bouleverser les plans initiaux. Les Italiens sont désormais sur leurs gardes et les Anglais, fatigués par leur périple de 7 000 kilomètres en 45 jours, décident de rentrer sur leurs bases au Caire. Que va faire le colonel face à une telle situation : il perd le précieux appui des Britanniques, il n’a aucun espoir de renfort.
Il décide de conduire, lui-même, une patrouille légère sur Koufra. Vingt-deux voitures et 60 hommes y participeront. La patrouille parcourt la palmeraie, fait un prisonnier, brûle un avion, sans réaction des Italiens. Au retour par contre, elle est sévèrement attaquée : le lieutenant Arnaud est grièvement blessé, un tirailleur est tué, trois autres sont blessés. À l’aller, la patrouille n’a pas rencontré les Britanniques qui marchent vers le sud sous un soleil de plomb. Mais au retour, l’un d’eux est récupéré. Il aura la force, avant de succomber, de signaler la présence de ses camarades dont deux pourront être sauvés.
À l’assaut !
Dès son retour à Tekro, le colonel prend la décision de brusquer l’attaque. La colonne très allégée – je n’aurai plus qu’un seul canon – se remet en marche le 17 février. Le 19, le détachement du commandant Dio, dont je fais partie, débouche de nuit dans la palmeraie. Tout est calme. Au lever du jour, c’est un enchantement. De l’eau partout, des jardins très verts aux fruits et légumes délicieux. C’est un régal dont notre ordinaire avait bien besoin. Nous n’avions emporté que peu de vivres, le poids total autorisé par homme n’étant que de 100 kg, « bête comprise », avait précisé le capitaine de Guillebon. Pour donner l’exemple, le colonel n’avait qu’une caissette de bananes séchées, cadeau de ses amis du Cameroun.
Il fallut très vite se soustraire aux délices de la palmeraie. Le colonel, parti en tête avec les unités portées, se battait déjà contre la Saharienne au nord du fort.
Nous avons mis en batterie sur un terrain dénudé, faute de moyens d’orientation et d’observation qui n’avaient pas rejoint. Les tirs de balles traçantes auxquels nous étions soumis étaient très impressionnants. C’était notre baptême du feu.
Parallèlement à nos tirs de harcèlement et aux combats contre la Saharienne, de nombreuses patrouilles ont été exécutées. Le commandant Dio, grièvement blessé au cours de l’une d’elles, a dû être évacué par avion. Nous l’avons beaucoup regretté. Nous aimions ce saharien chevronné et parfois bourru et son absence sera cruellement ressentie.
Grâce à son énergie peu commune, nous le retrouverons l’année suivante à notre tête pendant la campagne du Fezzan.
Les tirs de harcèlement ont eu des coups heureux. L’un d’eux a traversé les murs du Cercle des officiers, éclatent dans la popote ; un autre a éclaté dans le magasin où les officiers s’étaient réfugiés ; un troisième a coupé la drisse du mât des couleurs, jetant le drapeau à terre.
La reddition
Ce fut le signal de la fin. Le 1er mars, je voyais dans mes jumelles un grand drap blanc flotter au bout d’une perche. J’en avisais le colonel qui, avec sa fougue coutumière, se rendit au fort dont il exigea l’ouverture des portes et le rassemblement du personnel. Les Italiens subjugués obéissent.
Dans l’après-midi, je suis convoqué au fort où les Italiens voulaient paraît-il voir l’artilleur, je tombe sur une brochette d’officiers en tenue impeccable : bottes noires, capotes noires doublées de rouge, jetées sur les épaules… C’est très beau !
Ils n’étaient pas là pour moi bien sûr, mais mon arrivée, face à eux, fit tout de même impression. J’étais pieds nus, en mauvais tricot kaki, un chèche sur la tête et pas rasé. Après une dernière prise d’armes, nous avons repris la route du sud avec nos prisonniers. Les officiers italiens partageaient nos véhicules et nous avons sympathisé. Je ne me doutais pas alors, qu’un an plus tard, je tomberais à mon tour blessé aux mains des Allemands. Mais surtout qu’après mon évasion du camp de Sulmona dans les Abbruzes, je recevrais une aide si importante des Italiens. Sans leur aide en effet, en particulier sans l’aide d’une famille de Campo di Giove, nous n’aurions jamais pu résister, Saunal, Tardrew et moi-même pendant 83 jours, dans la neige à 2 700 mètres d’altitude en short et chemisette.
Nous avons d’autant plus apprécié leur aide que notre premier contact avec les Français d’AFN n’a pas été très chaleureux. Démunis de tout, c’est un Tunisien, chef de gare de Bizerte, qui nous a offert un billet pour Tunis où nous avons retrouvé des FFL.
Koufra, je l’ai dit, a redonné un peu d’espoir aux Français mais je n’avais jamais pris conscience de l’importance de son impact. C’est un vieux combattant qui me l’a fait comprendre : « Quel espoir vous nous avez donné » m’a-t-il dit un jour. De la part de ce vieux monsieur, ancien de Verdun au passé glorieux, c’était émouvant ! Ainsi notre combat avait contribué à replacer la France dans le camp des Alliés. C’était prodigieux.
La guerre du Golfe est terminée, elle aussi, et mes souvenirs n’étaient pas trop profondément enfouis…
Mais quels progrès depuis !
Je souhaite que les beaux matériels que nous avons vus donnent à ceux qui les servent autant de satisfaction que nous en ont données les nôtres tout vieux et inadaptés qu’ils étaient.
Roger Ceccaldi
« L’Artilleur de Koufra »
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 274, 2e trimestre 1991.