Il y a six ans disparaissait le Surcouf
La conception du sous-marin Surcouf remontait à 1927, conception hardie due à l’amiral Drujon et qui se résumait dans un mot : “croiseur sous-marin”.
La hardiesse de la conception résidait dans le fait, que, déplaçant 3.300 tonnes en surface, 4.300 en plongée, le Surcouf se trouvait être le plus grand sous-marin du monde ; de plus, il était armé non seulement de dix tubes lance-torpilles mais de deux canons de 203 mm jumelés dans une tourelle étanche, et qu’il emportait dans un hangar un petit avion d’observation aux ailes repliables.
Cinq Surcouf étaient initialement prévus. Ce projet fut tenu secret le plus longtemps possible mais naturellement finit par être éventé et au moment de la conférence de Londres, le Surcouf et ses similaires furent l’objet des attaques les plus acharnées de la part de l’amirauté britannique qui voyait dans le Surcouf un instrument idéal de guerre contre le commerce. La France se résigna alors à ne construire qu’un seul Surcouf. Il est amusant de relever au passage que ce bâtiment, qui avait soulevé l’extrême animosité des Britanniques, s’est trouvé être par hasard le plus gros navire de combat français à rester à leurs côtés dans les rangs des F.N.F.L.
Naturellement, dès que le Surcouf commença à dessiner ses formes dans l’arsenal de Cherbourg où il fut construit, il souleva la curiosité générale ainsi que l’intérêt passionné des marins, surtout à partir du moment où il reçut sa fameuse tourelle fabriquée à Saint-Chamond, par Schneider. Une haute palissade sévèrement gardée protégeait le Surcouf contre la curiosité non seulement du public mais même du monde maritime et c’est dans une atmosphère de mystère et aussi de sympathie – car à Cherbourg on aimait bien le Surcouf – que le Surcouf naquit et parvint à la fin de son armement dans le bon port de Cherbourg qui n’était pas sans en tirer une certaine fierté.
À la déclaration de guerre, le Surcouf fit la protection des convois dans l’Atlantique Nord : côtes d’Afrique, golfe du Bénin, Antilles. À son retour à Brest, il se trouvait dans l’arsenal lorsque l’avance foudroyante, des Allemands l’obligea à partir. Son commandant et son équipage l’emmenèrent en Angleterre dans des conditions particulièrement difficiles et mêmes périlleuses, car étant en pleine réparation, le bâtiment n’avait pas d’armement valable, ne disposait que d’un diesel et sa coque épaisse était ouverte sur le pont. Un autre temps que le calme plat, une attaque aérienne, eurent suffi pour mettre le bâtiment dans le plus extrême péril.
C’était un tour de force d’avoir en quelques heures d’activité fiévreuse mis le bâtiment en état de sortir de l’arsenal et c’était un acte d’audace que d’entreprendre dans de telles conditions la courte traversée Brest-Plymouth.
Le 3 juillet, à Plymouth, le bâtiment fut saisi de vive force par les Anglais ainsi que les autres bâtiments qui se trouvaient en Angleterre. À ma connaissance, le Surcouf fut le seul à bord duquel se produisit un incident grave : l’inexpérience d’un trop jeune officier britannique, la nervosité d’un officier français firent que de part et d’autre il y eut un tué et un blessé grave. L’état-major et l’équipage furent envoyés dans un camp, le camp d’Aintree. Cependant, quelques semaines plus tard le navire était remis par les Britanniques au général de Gaulle avec un nouveau personnel qui comprenait d’ailleurs un noyau de 14 hommes de l’ancien équipage. C’est le 15 septembre 1940 que le pavillon français fut de nouveau arboré au mât du Surcouf.
Réarmé à Plymouth, la composition du premier état-major était la suivante :
Commandant : capitaine de frégate Ortoli.
Commandant en second : capitaine de corvette Blaison.
Officier torpilleur : capitaine de corvette Rossignol.
Officier canonnier : officier des équipages de 1re classe, Léoquet.
Officier de navigation : enseigne de vaisseau 2e classe, Michaut.
Officier électricien : officier des équipages de 2e classe, Jaffry.
Ingénieur mécanicien : ingénieur mécanicien 1re classe,
Dupuis ; 2e classe, Legrand.
Médecin : médecin 2e classe, Lebas.
Enfin, aspirant Bourgarel.
En réalité, tous les noms seraient à citer car officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins, tous devaient rivaliser plus tard dans le dévouement et dans l’esprit de sacrifice. Quoi qu’il en soit, le bâtiment, remis en état, effectuait sa première plongée au début de décembre, ralliait la “Clyde” au début de janvier, et était basé dans le Holy Loch pour y parfaire son entraînement. Le 13 février 1941, le Surcouf partait pour sa première mission de guerre vers le Canada.
Le rôle du Surcouf au cours de ses différentes missions était essentiellement la couverture des convois contre les “raiders”. On admettait que le Surcouf (qui d’ailleurs n’avait pas d’appareil asdic comme il n’avait pas de radar) n’était pas un bâtiment de protection rapprochée comme sous-marin, tandis que contre un croiseur ennemi il pouvait être utilement employé soit comme sous-marin, soit comme croiseur lui-même.
L’événement le plus saillant de la première traversée fut un court cyclone de Nord-Est que le bâtiment reçut par l’arrière et qui risqua de le mettre en perdition car les mouvements de plate-forme avaient quelque peu désaccordé les batteries et les déversements d’acide avaient provoqué des courts-circuits et des incendies qu’il fallut combattre, alternativement dans chacune des deux batteries, pendant toute une journée. L’incendie fut combattu selon l’usage en essuyant du mieux qu’il était possible les bacs où l’acide avait suinté et en rétablissant par tous les moyens l’isolement. Ce travail fut fait non seulement par tous les électriciens du bord, mais aussi par trois jeunes pêcheurs de l’île de Sein qui avaient entre 17 et 19 ans et qui, quoique ne connaissant pas un mot d’électricité, avaient été baptisés électriciens pour les besoins de la cause car le rôle d’équipage présentait des vides nombreux en personnel spécialisé et qualifié : ces jeunes pêcheurs combattirent avec un dévouement total l’incendie, les émanations suffocantes d’acide, les brûlures et les décharges électriques, et aussi les effets du mal de mer accentués encore par les contorsions que leur imposait l’encombrement extrême des compartiments des accumulateurs.
Autre événement saillant : l’attaque du Surcouf en plongée, en Manche, par des avions ennemis, pendant deux heures. Il faisait un temps radieux, l’eau était transparente. Le Surcouf fut recherché, à plusieurs reprises, parfois très loin, par une patrouille aérienne allemande.
Autre événement saillant encore : le fameux blitz de Plymouth que le Surcouf devait essuyer au mois de mai 1941 et à l’occasion duquel le bâtiment devait s’attirer à la fois les compliments les plus flatteurs des autorités du Dockyard pour sa coopération contre l’incendie et les témoignages les plus touchants du personnel ouvrier du Dockyard témoin de ses efforts pour contribuer à la lutte contre l’incendie et au sauvetage des blessés. Un soir où le Surcouf accostait contre un quai, ce fut par trois fois qu’une partie de l’équipage escaladant les murs d’un bâtiment en feu construit sur le quai, pénétrant à l’intérieur de ce bâtiment réussissait à éteindre l’incendie. Après la troisième tentative, l’incendie se rallumant à nouveau et s’étendant démesurément, ce fut dans un nuage de fumée et dans une pluie d’étincelles que le Surcouf quitta le quai pour aller quelque part au milieu de la rivière. Ce soir-là à bord du Surcouf on ramassait sur le pont les bombes incendiaires pour les jeter à l’eau. Plusieurs blessés et un tué, le matelot radio Turin, qui se trouvait être le boute-en-train de l’équipage, l’homme le plus gai du monde, et qui avait toujours une chanson aux lèvres.
Ce jour-là encore un éclat de bombe devait déformer la coque épaisse du kiosque : un renfoncement qui intéressait une surface de tôle large comme les deux mains et qui présentait bien un bon centimètre de profondeur. Réparer cette coque aurait demandé certainement plusieurs mois d’indisponibilité. Il fut décidé de ne pas signaler l’incident aux services techniques et de continuer la navigation telle que.
Le Surcouf poursuivit son métier de protection des convois jusqu’au mois de juillet 1941, époque à laquelle, basé sur les Bermudes, il reçut l’ordre d’aller caréner aux États-Unis. Les États-Unis déployèrent à son égard la plus amicale hospitalité. Il convient de dire que, les marins du Surcouf, par leur bonne tenue, par leur gentillesse, par la simplicité de leurs manières, avaient justifié la confiance et la sympathie avec laquelle ils étaient accueillis partout. Cette confiance et cette sympathie étaient absolument générales aux États-Unis et le Surcouf en a reçu des preuves, même de milieux français qui n’étaient pas précisément d’obédience gaulliste.
J’espère ne commettre aucune indiscrétion en disant que les sentiments témoignés au Surcouf, par l’attaché naval de Vichy, à l’époque, sentiments manifestés avec toute la réserve que l’on pouvait comprendre, ces sentiments étaient ceux d’un marin français pour d’autres marins français. Citerai-je encore le cas du consul général de Vichy à Boston qui fit parvenir au Surcouf une caisse de livres pour la bibliothèque de l’équipage ? Le Surcouf attirait à lui d’universelles sympathies et de grands espoirs. Il est douloureux de songer que les uns et les autres devaient être cruellement frappés par la disparition du Surcouf au début de l’année 1942.
Le carénage aux États-Unis, à Portsmouth, dans l’arsenal de Kittery (Maine), se terminant en fin de 1941, le Surcouf participa à la libération de Saint-Pierre-et-Miquelon. On sait comment la chose s’est passée : l’amiral Muselier, arrivant avec deux corvettes et le Surcouf débarqua à Saint-Pierre-et-Miquelon ; la ville pavoise, les cloches carillonnent, tout le monde s’embrasse en criant : “Vive la France”. Cette affaire faite, le Surcouf, dont le commandant était depuis deux mois le capitaine de corvette Blaison, rejoignit sa base des Bermudes pour repartir vers le Pacifique où il aurait pu pleinement remplir ses fonctions de croiseur sous-marin.
Malheureusement, naviguant isolément entre les Bermudes et Panama, ce fut dans la nuit du 19 février, un peu avant l’aube par temps bouché, à 80 milles environ au Nord-Est de Colon que le Surcouf fut coulé accidentellement par un navire marchand américain, le Thomson-Lykes et disparut corps et biens.
Telle est, succinctement traitée, l’histoire du Surcouf. Il n’est pas possible d’évoquer en détail toute la somme de dévouement, d’efforts, d’amour du métier, d’esprit de sacrifice, pour tout dire enfin, d’amour du pays, qu’a représenté l’histoire du Surcouf, depuis sa conception, à travers la construction, puis l’armement, et enfin, toute la carrière du Surcouf en temps de paix comme en temps de guerre, jusqu’à sa fin héroïque.
Les caractéristiques particulières du bâtiment rendaient son emploi particulièrement difficile et particulièrement dangereux, ces difficultés et ces risques étaient encore accentués par le fait qu’après 1940 le Surcouf n’avait eu, au début du moins, qu’un état-major et qu’un équipage de fortune. Certes, au bout de quelques mois, cet état-major et cet équipage étaient devenus un état-major et un équipage cohérents, expérimentés et solides qui n’avaient rien à envier au magnifique personnel qui arme les sous-marins français.
Mais certes cela ne s’est pas fait tout seul. Toute la puissance, toute l’ingéniosité, toute l’énergie, tout l’oubli de soi-même dont un homme est capable, chacun des hommes du Surcouf a eu à les déployer. Ce navire, exceptionnel par son type, l’était aussi vraiment par son âme. Sa disparition a consacré l’esprit de sacrifice qui animait tous ses hommes et toute sa carrière a témoigné des qualités, des vertus qui font dans une marine un bon et beau navire, comme elles font sur le plan national un beau et grand pays.
Extrait de la Revue de la France Libre, nouvelle série, n° 5, février 1948.