Vers la France Libre par l’Espagne. Le château de Figueras

Vers la France Libre par l’Espagne. Le château de Figueras

Vers la France Libre par l’Espagne. Le château de Figueras

Un grand nombre de Français libres sont passés par Figueras. Ils ignorent sans doute où se trouve la maison natale de Salvador Dali et même la plazza de toros mais connaissent bien la prison où ils séjournèrent trop longtemps.

Le récit qui suit n’a d’autre intention que de leur rappeler de joyeux souvenirs et de faire connaître à ceux qui l’ignorent ce que fut ce stade probatoire.
Nous marchions gaiement sur la route du Perthus à Barcelone. Il y avait Maurice, sergent de chasseurs alpins ; René, caporal aviateur et moi « le Vieux ». C’était une froide nuit catalane, paisible sous « l’amicale clarté de la lune ».
Oubliées déjà les difficultés du passage de la frontière et des premiers kilomètres en Espagne, nous étions devenus imprudents. Au lieu de marcher en silence à l’ombre des platanes et à 50 mètres l’un de l’autre, nous étions ensemble, parlions en français et tenions le milieu de la chaussée.
Notre belle humeur s’envola d’un coup lorsque surgirent d’un fossé de la route les noirs bicornes des carabiniers. Nous nous rendîmes sans forfanterie. On nous avait raconté que ça n’avait pas d’importance et qu’il valait mieux quelques jours en prison que de risquer une balle définitive.
Nos vainqueurs nous firent faire demi-tour. C’étaient de braves gens ; ils s’efforcèrent de nous consoler, nous assurant que quelques nuits plus tôt ou plus tard nous aurions été arrêtés et qu’ils nous évitaient des fatigues inutiles. Ils allaient nous garder cette nuit et demain nous conduire en autocar au château de Figueras. Vers 4 heures, nous traversions à nouveau le village de la Jonquera ; les jeunes soldats du génie dont la curiosité nous avait fort gênés à notre premier passage, n’étaient pas encore couchés. Ils rôdaient çà et là désœuvrés. Notre passage fut une aubaine dans leur veillée monotone. Ils nous escortèrent en bavardant et riant, les petits pompons de leur bonnet de police dansaient gentiment sur leur front.
Nous entrâmes dans une grande villa aux murs de chaux blafards sous la lumière d’une grosse ampoule. Au-dessus de la porte était peinte en grandes lettres noires, la fière devise : « Pour Dieu et pour la Patrie ». C’était la gendarmerie.
Les sapeurs n’entrèrent pas. Nous pénétrâmes dans un bureau décoré d’un grand portrait de Franco, nous assîmes sur des bancs et attendîmes. Au bout de quelques minutes, arriva le chef de brigade, mal éveillé et boutonnant sa tunique. Il nous interrogea poliment nous demanda nos identités, nos intentions et où nous avions passé la frontière. Il n’insista nullement, ne manifesta ni hostilité ni curiosité gênante et parut ennuyé que nous ne connaissions pas ses amis les gendarmes français du Perthus avec lesquels il buvait le pastis chaque jour. Pendant cet interrogatoire cordial, arriva un nouveau captif. C’était Louis, un jeune mineur français venant de Liège sans carte, sans argent, sans renseignements et pas étonné le moins du monde de son aventure.
Nous fûmes ensuite invités à montrer ce que nous avions dans nos poches ; nos richesses furent étalées sur le bureau et inventoriées, puis on nous les rendit. Le chef de brigade nous souhaita bien poliment une bonne nuit et alla reprendre son sommeil interrompu. Deux carabiniers restèrent avec nous et s’offrirent à nous aller chercher à boire. Nous demandâmes du vin. Le plus âgé nous fit remarquer que nous étions fatigués et qu’il valait mieux que nous prenions quelque chose de plus nourrissant. Là-dessus il alla nous chercher des figues et du café au lait. Je n’ai jamais bu d’aussi bon café con letche. Puis les carabiniers jugèrent qu’il était temps d’aller se coucher et nous conduisirent avec égards au « violon » en s’excusant de son manque de confort. Ainsi finit cette nuit courtelinesque.
Le soleil était déjà levé lorsque nous pénétrâmes dans la prison du village. Par la fenêtre grillagée une lumière blonde, où dansaient des poussières, nous permit de distinguer une vaste salle carrée aux murs gris meublée de lits de fer tout nus sans paillasses, draps, couvertures ni quoi que ce soit. Sur un de ces squelettes était étendu un individu barbu. C’était un Espagnol républicain rentré depuis trois jours dans son pays à l’appel prometteur du Caudillo. Il nous exposa avec volubilité ses angoisses et ne se calma qu’à l’offre de faire une belote, ce qui eut lieu aussitôt.
Vers 13 heures un carabinier vint nous chercher, injuria quelque peu le « rouge » et nous conduisit au restaurant. Petit repas charmant : paëlla valenciane, bananes, vin mordoré rappelant celui des costières du Gard, café, rhum ; les autres clients nous regardaient amicalement, un garçon efflanqué grattait une guitare, notre carabinier mangeant avec nous, tout joyeux de l’aubaine, il avait accroché son fusil à un porte-manteau et, de temps à autre passait son mouchoir sur ses souliers noirs très brillants.
Nous prîmes l’autocar. On y était très serrés. Les Espagnols chantaient et nous admirions la campagne catalane à la vieille terre rouge anoblie par le travail de générations paysannes fières de coûteuses libertés.
À Figueras, nous descendîmes devant un immeuble administratif : la « Jettatura ». Nous ne savions pas ce que c’était, mais nous allions l’apprendre bien vite. Le car repartit et nous vîmes force voyageurs se retourner pour regarder notre petit groupe arrêté au soleil sur le trottoir.
Notre carabinier nous conduisit au premier étage dans un vaste bureau. Il remit des papiers à un espèce de sous-officier vêtu de gris ardoise avec une casquette à bandeau rouge et mousqueton à la bretelle : un garde mobile. Puis il s’en alla sans nous dire au revoir, furtivement, comme s’il venait de faire un mauvais coup.
Nous passâmes une partie de l’après-midi à la jettatura. On nous prit notre argent français, on nous délivra un reçu. Nous avons peut-être encore aujourd’hui le reçu mais pas l’argent.
On prit les empreintes digitales de tous les doigts de la main droite et en 13 exemplaires chacune : 65 empreintes. Nous avions les mains bien sales à la fin de ces opérations. La cordialité de la Jonquera n’existait plus. Ici c’était la morgue, la mauvaise humeur et les aboiements des gardes mobiles nombreux qui hantaient ces lieux. On nous conduisit à pied, isolément entre deux gardes à une autre villa où un jeune officier nous interrogea. Ce devait être un deuxième bureau. À chacun de nous ce jeune héros qui parlait français déclara : « L’Espagne n’est pas neutre, elle est non belligérante, c’est très différent ». Louis n’a jamais compris ce que cela voulait dire.
Après cet interrogatoire on revint aux locaux de la police et on nous enferma isolément au sous-sol dans des petites pièces en béton qui avaient la forme et la grandeur d’une cabine téléphonique. C’était absolument vide et nu. Excellents réduits à méditations.
Le temps paraissait long, la lumière brutale, heureusement on pouvait fermer les yeux.
Vers 18 heures, on vint nous chercher. Il sortit des jeunes gens en civil, plutôt miteux, de toutes les cabines, nous étions 16. On nous mit en colonne par trois, on nous encadra d’une dizaine de gardes mobiles et nous partîmes en silence. Désagréable impression que de circuler ainsi dans les rues animées de la ville, sous les regards très « non belligérants » des passants. Nous quittâmes le centre de la ville, suivîmes une large rue à maisons ouvrières sans étage. Il y avait beaucoup d’enfants qui ne riaient pas et nous regardaient passer, en silence. Hors de la ville, nous nous dirigeâmes vers une immense bâtisse singeant le style hispano-mauresque, cernée d’un épais réseau de barbelés. C’était le « château de Figueras ».
*
La nuit tombait, une chose inconnue se dressait devant nous, énorme, aveugle, muette et hostile. Personnellement je ne songeais plus à l’Espagne joyeuse des capes de lumières mais au morne pays des pénitents noirs. Un gigantesque portail s’entrebâilla après que le chef des sbires eut sonné et l’eut frappé longtemps de la crosse de son mousqueton. Nous traversâmes un petit jardin rectangulaire entre de très hautes murailles. Un deuxième portail fut ouvert, comme à regret, qui nous donna accès dans un hall démeublé dallé de losanges bleus et noirs. Enfin une dernière porte bardée de fer s’ouvrit et nous pénétrâmes dans une salle immense rectangulaire et nue ; de multiples portes s’ouvraient sur ce vestibule au rez-de-chaussée et aux deux étages à hauteur desquels courait un balcon de fer. Au milieu de l’espace vide il y avait une cage vitrée et dedans des gardes mobiles ou des gardiens de prison armés de mitraillettes. Des hommes en armes vêtus de gris circulaient sur les balcons, ils portaient à leur casquette des écussons formés d’un faisceau de cinq flèches. Les mêmes écussons étaient peints au pochoir un peu partout. Nous apprîmes vite que c’était l’insigne du « Parti ».
Le château de Figueras n’était qu’une prison de phalangistes après avoir été prison de la République et quelque temps auparavant prison du royaume de Sa Majesté Alphonse XIII.
La prison n’avait pas changé de destination, son commandant non plus d’ailleurs. Seuls les insignes de l’une à l’autre avaient été repeints.
Il semble que les élites espagnoles de ce siècle aient été fortement influencées par les exportations d’Hollywood. La prison de Figueras en témoignait : sa structure, son genre de vie, les gestes auxquels étaient condamnés gardiens et détenus cherchaient à recréer une atmosphère californienne. Il s’y mêlait malheureusement des relents de totalitarisme et le manque de dollars obligeait les geôliers à n’avoir pas de linge et leurs prisonniers à manquer de ces costumes rayés qui donnent une ambiance si décorative aux évocations cinématographiques de Sing-Sing.
Entrés dans ce vaste local, nous fûmes assaillis par une meute de matous et de gens en civil que nous sûmes plus tard être des détenus politiques bien notés qui exerçaient des fonctions subalternes en attendant leur libération. On nous colla au mur (pas pour nous fusiller), d’abord à gauche en entrant puis à droite.
Nous devions nous tenir au garde à vous, ou à peu près, entre les portes des cellules. Je fus mis entre la porte n° 11 et la porte n° 12. Cette fois-ci on nous fouilla sérieusement, on ne nous laissa que nos rares pesetas. Ce qu’on nous confisquait fut mis dans de grandes enveloppes jaunes. On me prit un peigne, une brosse à dents, une brosse à habits, mon rasoir et mon stylo.
Puis, ces gens volubiles discutèrent avec beaucoup de gestes comme des arabes dans un souk. Finalement, on nous forma en colonne par un et on nous fit monter au premier étage. Un des détenus de confiance, nommé Pedro, nous ouvrit la porte de la cellule n° 113. Nous y pénétrâmes tous les 16. Les distractions de la journée étaient terminées.
Une grosse lampe électrique éclairant la cellule nous permit d’en faire l’inventaire. Il y avait quatre murs blanchis à la chaux, au fond une fenêtre barreaudée, placée très haut et obstruée par un auvent en planches ; près de la porte une tinette sans couvercle. C’était tout. Le local était large de deux mètres et long de quatre mètres cinquante. On aurait été bien à deux là-dedans.
Les jeunes, toujours pleins d’illusions, pensaient que nous n’allions y rester que quelques minutes, pendant qu’on installait nos appartements. En attendant, nous faisions connaissance. En dehors de nous trois et de Louis « Le Belge », rencontré à la Jonquera, il y avait un instituteur du Gers qui, dès le premier moment, nous apprit qu’il mettait en doute les sentiments démocratiques du général de Gaulle, ce qui lui valut par la suite une suspicion à peine déguisée ; deux diamantaires, ouvriers en chambre du quartier du Temple qui portaient de belles casquettes ; un gosse, apprenti tourneur dont la fierté était d’être né rue Turbigo ; un mécanicien d’aviation sortant d’une prison de Bretagne pour une histoire très embrouillée de marché noir ; un boucher de la Villette, très jeune et qui pensait que son frère était, depuis quelques jours, l’hôte de ce château ; un Toulousain borgne, petit, malingre, de métier indécis : métreur, typographe ou peintre en bâtiment ; un Alsacien, Joseph, matelot, échappé de Toulon ; un clochard diaphane et pâle qui dit s’appeler Lenoir ; un gaillard solide : Jules, domestique agricole d’Étampes et qui fut rapidement baptisé « le paysan », un sous-officier de dragons de l’armée dite de l’armistice, très confiant parce que son père était consul d’Espagne et qu’il avait des parents bien en place dans ce pays ; enfin, un chaudronnier, borgne comme le Toulousain, presque sourd et qui était communiste. C’était un garçon qui avait eu dans sa vie bien des tristesses il était honnête loyal et brave. On l’appela naturellement « le communiste » mais il acquit l’estime de tous.
Tel était notre petit monde et nous ignorions alors que toutes les cellules de Figueras et celles de Cerone et les baraques de Las Caldas, de Miranda de Ebro et, beaucoup d’autres cellules et baraques espagnoles renfermaient de tels ramassis de pouilleux qui n’étaient après tout que les enfants les plus miteux mais les plus dévoués de leur pays.
À 23 heures, il fallut se rendre à l’évidence. La lumière s’éteignit ; comme nous bavardions encore, on nous intima brutalement l’ordre de nous taire. Nous nous couchâmes sur le ciment et comme la boîte était petite, il fallut s’y ranger comme des sardines. À titre d’aîné, on m’attribua le coin près de l’entrée. Je pouvais allonger les jambes jusqu’à la tinette.
Je n’aime pas les espaces clos, j’y ai l’impression d’être enterré vivant ; les médecins disent que c’est de la claustrophobie, qu’on appelle ça comme on voudra, je ne pus dormir. Je dus rester assis ; par la suite je m’habituai.
*
Le lendemain matin, vers 7 heures, les sons rauques d’un clairon éveillèrent ceux qui avaient pu dormir. Joyeuse sonnerie de la « Diane » française, que tu étais belle et pimpante à côté de cette triste mélodie du temps de Charles-Quint. Une journée commencée par une telle musique ne pouvait que se traîner lugubrement comme dans l’ombre glacée de l’Escurial.
À 8 heures, Pedro ouvrit la porte et nous glissa une lessiveuse pleine d’un liquide noirâtre : le café. Nous n’avions pas de quarts. Il fallut laper à tour de rôle comme des bêtes.
Vers midi la porte s’ouvrit à nouveau, Pedro et deux acolytes nous lancèrent huit petits pains ronds et la lessiveuse fit sa réapparition accompagnée, cette fois d’une assiette creuse et d’une cuillère en bois. Le pain était excellent, chacun en avait 250 grammes par jour. Couper chaque boule en deux parties égales était un problème. Heureusement, nous avions gardé nos lacets de souliers. La lessiveuse contenait des fèves nageant dans une sauce brune. Le menu ne varia jamais, pendant des mois : café, pain, fèves (sept par repas, quatorze par jour) et la sauce des dites fèves.
Toutefois, un jour, il y eut des oranges parce que c’était Pâques et un dimanche une omelette qu’on nous déposa délicatement dans la main parce que c’était la fin de la semaine de bonté.
L’après-midi de cette première journée de château, un garde mobile vint nous chercher, nous fit descendre au rez-de-chaussée et par une porte située au fond du hall, juste à l’opposé de la porte d’entrée, nous conduisit au sous-sol où se trouvaient la salle de visite et la boutique du coiffeur.
Le personnel de Figueras affichait un grand souci d’hygiène, mais comme il n’y avait pas de médecin, l’emploi en était tenu par un vétérinaire détenu politique. Un côté de la salle de visite était garni de rayons recouverts de vieux journaux et sur lesquels quelques flacons et instruments reposaient dans la poussière. Le vétérinaire prit une grosse seringue de Pravaz et la remplît pendant que son aide nous disait cyniquement que ceux qui ne voulaient pas être vaccinés n’avaient qu’à donner cinq pesetas. Le garde mobile nous fit valoir que ce n’était vraiment pas cher mais comme nous étions très pauvres, nous ne voulûmes pas profiter de l’offre. Et pourtant cette vaccination était assez inquiétante : on tendait l’épaule, l’aiguille de la seringue y était enfoncée, le vétérinaire poussait plus ou moins le piston, et passait au suivant. Comme l’instrument était à grande contenance, il y eut assez de sérum pour nous tous. Lorsque l’aiguille sortait d’une épaule, il y avait au bout une petite goutte de sang qui était soigneusement transportée dans l’épaule du suivant.
Ennuyés chez le vétérinaire, les jeunes furent indignés chez le coiffeur son voisin. Là, dans une pièce convenablement équipée, les détenus nous rasèrent la tête avec des rasoirs ébréchés. Jadis, dans l’armée française les soldats étaient tondus à ras et détestaient cette opération. Ils avaient l’obscure conscience de subir une mesure infamante et leur moral s’en ressentait. On ne fait un bon soldat français qu’avec des cheveux de civil et mes jeunes camarades de Figueras ressentirent eux aussi douloureusement, pendant toute leur détention, les effets de la tonsure espagnole, qui se renouvelait obligatoirement chaque semaine.
Il ne se passa rien de nouveau pendant les deux jours suivants. Nous ne quittâmes pas la cellule 113 où nous continuâmes à grelotter, à mal dormir, à nous ennuyer, dans les relents de la tinette et où, nous commençâmes à avoir faim.
Le quatrième jour nous fûmes mis au régime commun. Dès le matin on nous distribua à chacun deux petites couvertures, puis on nous vendit une assiette et une cuillère en bois, enfin nous sortîmes deux heures le matin et trois heures l’après-midi.
Notre première sortie fut précédée d’une sérieuse répétition dirigée par Pedro et un Marseillais interprète bénévole.
On nous apprit à faire avec nos 32 couvertures empilées les unes sur les autres une sorte de divan placé sous la fenêtre, bien lisse et carré comme un lit de troupe. Ce mélange de couvertures devait être une grande réjouissance pour la vermine qui y pullulait. Ensuite à un premier coup de clairon on devait se grouper derrière la porte dont les verrous extérieurs venaient d’être tirés ; au deuxième coup de clairon, l’un d’entre nous devait ouvrir brutalement la porte et la claquer avec violence contre le mur ; au troisième coup de clairon on sortait en colonne par un de la cellule et on prenait la suite, de ceux de la cellule 112, le dernier à sortir devait refermer la porte avec force. Pour circuler sur le balcon de l’étage et descendre l’escalier il fallait marcher au pas, lever les genoux très haut et frapper le sol bruyamment.
Quand ce numéro n’était pas exécuté avec assez d’entrain et d’ensemble on recommençait. Si nous avions eu des sabots de bois l’effet du martèlement aurait été bien plus joli.
Arrivés dans la cour on se rangeait tant bien que mal et les geôliers nous comptaient sous la surveillance d’un officier. Cet appel numérique terminé, on devait crier trois fois « Franco », puis rompre les rangs en courant. Naturellement, on criait n’importe quoi : salop, par exemple. Si les cris étaient assez violents, les gardiens étaient contents, sinon il fallait recommencer.
Les officiers espagnols avaient la grande douleur de constater que jamais ces diverses opérations n’étaient exécutées avec le sérieux et l’application convenables. Ils en concluaient que les Français étaient réellement des êtres indisciplinés.
La cour était limitée par le bâtiment des cellules d’un côté et par de très hauts murs des trois autres. Elle avait environ 50 mètres sur 20, et renfermait un jeune arbre, des W.C. pour deux, un petit bâtiment à usage de douches et lavoir et, un robinet d’eau potable. Des sentinelles dans des miradors la surveillaient et les possibilités d’évasion semblaient faibles. Dans cette cour nous étions selon les journées entre 400 et 700 détenus.
Très vite se posa le problème de savoir à quoi nous occuper tant dans la cellule que dans la cour.
Pour celle-ci il fut vite résolu il fallait faire la queue. On avait le choix : attendre son tour aux W.C. (pour éviter le plus possible d’empuantir la cellule en utilisant la tinette), faire la queue pour laver sa chemise, en écartant les poux qui, par centaines, flottaient à la surface des eaux stagnantes du lavoir. Ensuite il fallait faire sécher cette unique chemise et pour cela se promener le torse nu en la tenant délicatement déployée au vent froid des Pyrénées pendant une heure ou deux. Faire la queue pour boire au robinet ou subrepticement y mouiller sa serviette pour se laver un peu ; si on avait de l’argent, essayer d’aller à l’Economato où on pouvait acheter : savon, cahiers, crayons, figues, oranges ou noisettes.
Certains jours enfin notre cellule avait droit à une douche chaude. Les uns tournaient une grande roue qui faisait monter l’eau pendant que les autres se douchaient à deux sous chaque pomme car on disposait de très peu de temps et ce procédé permettait d’être à peu près quatre minutes dans la cabine. Mes camarades toujours gentils pour le vieux que j’étais m’exemptèrent de tourner la roue.
Dans la cellule on décida de travailler. Comme nous espérions aller bientôt en Afrique du Nord, on me demanda des leçons d’arabe ; mes connaissances limitées m’obligèrent au bout de quelques essais à déclarer forfait ; j’essayai alors de l’allemand mais ils ne s’y intéressaient pas. Je passai la main à René l’aviateur qui avait été agent technique chez Renault. Il faisait dessiner par Maurice des pièces détachées de moteur et demandait aux jeunes comment ils s’y prendraient pour les monter. Ceci en passionna quelques-uns, mais la lassitude vint vite, alors ils se rabattirent sur les cartes, pauvres caricatures de cartes faites avec des feuilles de cahiers achetés à l’Economato et bien souvent confisquées par Pedro, qui, faisant du zèle pour être libéré, ouvrait subitement la porte à des heures incongrues pour nous surprendre en défaut et se prévaloir de sa vigilance près de nos geôliers communs. Mais la grande occupation devint rapidement la chasse aux poux. On faisait un concours à qui en tuerait le plus chaque jour. C’était Louis qui couchait à côté de moi qui en avait le plus, malheureusement il était bien mauvais chasseur.
La chasse aux punaises et aux poux cessa vite elle-même de nous passionner et alors nous tombâmes dans l’apathie, les bavardages ou la somnolence, qui sont les maladies communes et sans doute la condamnation de toutes les prisons où l’on n’a rien à faire. Nous savions que nous sortirions un jour ou l’autre et n’essayions pas de nous évader. Peut-être aurions-nous dû le faire, car essayer de partir c’est tonique et cela maintient la dignité dans les humiliations.
De petits événements coupaient la monotonie de notre vie. Le dimanche il y avait la messe. Elle était obligatoire. Le premier dimanche Maurice et René qui étaient protestants refusèrent d’y aller. Ils eurent quatre jours de « cellule ». Cette punition consistait à être seul, dans des locaux spéciaux, privés de café et de fèves. Pour la messe nous descendions tous dans le hall, on y était entassés debout. Le prêtre espagnol se tenait sur le balcon au-dessus de la porte d’entrée, coupait l’office d’un long sermon au cours duquel le nom de Hitler revenait fréquemment, celui de Franco presque aussi souvent, Pétain était parfois cité ainsi que Mussolini. Des sentinelles en armes postées au premier étage s’assuraient de notre bonne tenue. Les musulmans qui étaient des prisonniers de la campagne de Tunisie déjà évadés, écoutaient bouche bée et sans le faire exprès édifiaient leurs geôliers. Lorsque la messe était finie l’orchestre des détenus espagnols jouait un joyeux paso doble pendant que nous quittions le hall.
Le samedi on touchait 25 pesetas du consulat des États-Unis. Assez souvent la distribution n’avait pas lieu, on sombrait alors dans le cafard. Louis étant né en Belgique était considéré comme Belge par les Espagnols et ne recevait pas ses pesetas. Le consul de Belgique à Gérone eut la gentillesse de lui faire parvenir chaque semaine un colis de victuailles. Jamais Louis ne voulut en profiter seul, il le partagea avec nous tous. Nous partageâmes de même les pesetas chacun en gardait dix pour en faire ce qu’il voulait, le reste m’était remis et chaque jour on achetait à l’Economato, avec ce trésor commun, quelques douceurs. On discutait longuement ce qu’il fallait acheter : figues et noisettes avaient la préférence, parfois, on prenait des oranges à cause des vitamines et on mangeait tout, pépins et peaux compris. Le paysan d’Étampes n’avait pas voulu participer à cette vie commune, il gardait ses pesetas et avec achetait des fèves aux geôliers. Ceci le fit mal voir, en outre il ne se lavait pas et sentait mauvais, il fut prié d’être plus propre, n’en fit rien et un beau jour, les costauds : Joseph le marin, un chic garçon très batailleur, Maurice et le chaudronnier le déshabillèrent le trempèrent dans le lavoir et le frottèrent avec une brosse de chiendent. Le lendemain, notre paysan obtenait des Espingos d’être transféré dans une autre cellule.
Chaque quinzaine, des prisonniers venaient passer notre cellule à la chaux. Ces jours-là, nous campions toute la journée dans la cour où nous transportions couvertures, assiettes et les petites choses que nous pouvions posséder. Parfois il neigeait et les heures nous paraissaient bien longues. Aucune punaise n’a jamais crevé de ce traitement au lait de chaux.
Le mercredi après-midi quelques détenus étaient appelés au parloir. Beaucoup ne revenaient pas, ils avaient été libérés. Les bruits les plus invraisemblables couraient alors : l’un avait été libéré parce qu’il était d’Action française, un autre parce qu’il avait donné 2.000 pesetas au curé pour ses œuvres, un troisième était parent de Pétain ou de Giraud, on n’était pas très fixé, un autre avait écrit à une adresse mystérieuse à Madrid, etc. On interrogeait alors les détenus espagnols, certains gardiens assez humains, ils donnaient toujours de l’espoir : un départ de 100 la semaine prochaine pour la prison de droit commun de Gérone où on était bien ou pour le camp de Las Caldas où l’on était mieux encore, ou même un départ direct pour Barcelone et de là pour Gibraltar ou le Portugal. Cela devait avoir lieu bientôt « magnana », peut-être. Nous sûmes rapidement que « magnana » avait la signification de « à Pâques ou à la Trinité ».
Une seule chose était certaine, lorsque le camp était trop plein, on le vidait et les départs avaient lieu dans l’ordre des entrées à Figueras. Aussi, chaque soir la prison était silencieuse. Dans toutes les cellules on tendait l’oreille. On entendait les portes s’ouvrir, des bruits de pas, des conversations, tout un brouhaha qui annonçait l’arrivée de nouveaux prisonniers. D’après la durée des opérations on jugeait : il y en a 16 ou 17, il n’y en a que trois ou quatre, un jour il y en eut plus de 40.
Mais l’effectif grossissait toujours, on devait être plus de 800, les cellules disciplinaires elles-mêmes étaient occupées. Les départs étaient imminents.
Ils se produisirent : trois départs de 100 pour Gérone. Nos camarades partirent, menottes aux mains, fortement encadrés. Ce procédé jeta un voile de mélancolie sur nos rêves d’avenir.
Peu après nous quittâmes la cellule 113. On nous mit dans l’agglomération n° 2. Celle-ci était une très grande salle rectangulaire dans laquelle au début nous fûmes au nombre de 172.
J’aime la compagnie des hommes, mes frères, je suis, je crois assez sociable. Mais vraiment là c’était un peu exagéré. Il fallait toute la journée, dans le tumulte de cette foire sans joie, se promener en tenant à la main ses petites affaires pour qu’elles ne disparaissent pas et sans savoir dans quelle partie de l’agglomération on s’étendrait pour dormir. Nous restâmes groupés. Seuls l’instituteur et le clochard nous quittèrent pour se joindre à d’autres groupes plus à leur convenance. Les premières nuits, jusqu’à ce qu’il se produisit d’autres départs qui nous desserrèrent un peu nous campâmes au milieu de la salle. Dans la journée, nous entassions nos couvertures, deux d’entre nous restaient à les garder, les autres pouvaient se promener.
Dans le petit paradis perdu de notre cellule 113 nous avions été groupés par le hasard. Je restai avec mes camarades, leurs défauts n’étaient rien, leurs qualités étaient grandes. Ici, cependant, beaucoup de prisonniers étaient groupés par affinités. Il y avait les Nord-Africains, bagarreurs et méfiants ; les Marseillais tripotant avec les gardiens, vendant des cigarettes, soupçonnés d’avoir fui la justice ; au début, ils avaient voulu jouer aux caïds, mais quelques solides gaillards, dont Joseph et Maurice, les avaient mis à la raison ; il y avait les clochards, plutôt sympathiques, qui reconnaissaient l’autorité d’un Lyonnais rigolard. Il avait la manie de chanter pendant des heures en tapant sur une assiette, des godasses, des gamelles et des bidons. Il y avait les officiers, reconnaissables à leurs culottes mastic ; ils passaient à tort ou à raison pour pétainistes et discutaient sans arrêt assis en rond ; quelques non conformistes échappaient à leur bande : Désiré, qui venait de Londres et avait été parachuté quelque part en France, le général A…, un petit aviateur qui tenait essentiellement à passer pour un marchand de tapis d’Alger, fuyant les autres officiers et n’en était pas moins appelé mon général par les Espagnols ; le plus populaire était le lieutenant Chrétien, officier de garde mobile de Nice. Lenoir m’avait dit un jour à son sujet : « C’est tout de même marrant d’avoir les rapers avec nous ». Les étrangers constituaient d’autres groupes. Un équipage de forteresse volante tombée dans les Pyrénées ne manquait pas de pittoresque, il ignorait totalement l’usage du veston, mais arborait sur des chemises très sales de superbes bretelles peintes présentant à l’admiration des foules une admirable collection de covergirls. Il y avait des hommes de l’Empire britannique propres, corrects et énigmatiques. Les Belges étaient nombreux, bruyants et gais, l’un d’eux cependant se suicida la nuit même de son arrivée. Ce fut le seul drame qui survint pendant tout notre séjour à Figueras.
Il y avait aussi des femmes ; nous ne les voyions jamais ; elles allaient dans la cour le matin avant nous. Elles subissaient comme nous l’appel, mais au lieu de crier : « Franco » devaient chanter l’hymne de la Phalange. Il paraît qu’elles avaient des lits et faisaient des travaux de couture ; elles vivaient aussi parmi les punaises et les poux et leur sort devait être plus dur que le nôtre ; c’était un gros souci pour ceux qui avaient parmi elles leurs sœurs ou leurs épouses.
J’avais fait connaissance d’un homme de mon âge, juif alsacien d’une grande culture dont la femme et les deux filles étaient aussi à Figueras et dont le fils était officier en Afrique du Nord. Cet industriel acceptait son destin avec une philosophie émouvante. Lorsque nos jeunes camarades se chamaillaient, jouaient à saute-mouton et criaient vraiment très fort, il me rappelait en souriant les mots de Zoroastre : l’homme est un enfant et qui veut jouer.
Oui, nous étions des enfants, tous, même les plus vieux ; les Espagnols jouaient à nous garder ; nous voulions jouer à partir et à nous battre pour revoir notre pays et le laver des taches de sa peste brune. Cet ami fut libéré et me promit que mon tour viendrait bientôt. Il tint parole. Une semaine plus tard, Pedro me dit : « Préparez-vous, vous partez cette après-midi. Vous allez dans une autre prison, ajouta-t-il méchamment ».
Je fis en hâte mes préparatifs. Sur de minuscules morceaux de papier glissés dans des cigarettes je mis le nom de tous les détenus âgés de moins de 18 ans ou de plus de 50, pour les signaler au consulat et obtenir leur libération immédiate. Je fabriquai une musette avec mon unique caleçon et mes bretelles, pour y ramasser mon savon, ma serviette, mon cahier, une brosse à dents. Je gardai cinq pesetas et distribuai le restant à mes camarades, enfin je tuai le plus de poux que je pus, car on ne quittait Figueras, en principe, que lorsqu’on n’en avait plus.
Au début de l’après-midi, un garde mobile vint me chercher ; près de la cage vitrée, il reçut des papiers me concernant et on me rendit mon rasoir. Je réclamai mon beau stylo. Il était perdu. Comme j’insistais, le gardien chef m’invita à retourner à l’agglomération en attendant qu’on le retrouve. Ce stylo m’avait été offert jadis par les officiers du 21e colonial, j’y tenais beaucoup. Mais j’avais une telle envie de partir que, lâchement, j’y renonçai.
Je pensais avec mélancolie pendant que s’ouvraient les portes, aux camarades avec lesquels j’avais vécu trois longs mois. On s’était promis de se revoir. Je savais que c’était improbable. En fait j’ai revu à Londres le mécanicien aviateur ; nous avons fait à deux le joyeux gueuleton qu’on s’était promis de faire tous ensemble à Paris. Quelques jours après, mon mécanicien était abattu sur l’Allemagne. J’ai su que Maurice, devenu parachutiste, avait été tué en Hollande. Des autres je ne sais rien je les ai cherchés un peu en vain, mais souvent encore je pense encore à eux. Que sont devenus : le Toulousain, toujours malchanceux ; Louis, qui était hystérique comme toute sa famille qu’à Liège on appelait : la famille électrique ; le boucher, qui avait la faculté enviable de dormir n’importe où n’importe quand, autant qu’il désirait, et le chaudronnier communiste qui craignait tellement de n’être pas accepté dans l’armée à cause de son œil crevé et de sa surdité.
Tous, vous avez fait pour le mieux et j’espère que vous avez gagné la paix promise aux hommes de bonne volonté.
Le troisième portail ouvert, un grand tapis de blés fleuris de coquelicots et noyés de soleil me causa un éblouissement. Je dus m’arrêter, pauvre malfrat, tête nue et mal rasé, jusqu’à ce que cesse cet éblouissement. J’avais raté ma sortie du château de Figueras.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 55 et 57, février et avril 1953