L’exode du yacht Manou
Fuyant l’avance des troupes allemandes une foule considérable de réfugiés et de militaires arrivent à Paimpol durant les journées des 17 et 18 juin. Les quais sont encombrés de voitures, de camions, la population est fiévreuse.
Une quantité de navires, bateaux de pilotes du Havre, de Rouen, chalutiers, remorqueurs arrivent dans le port y amenant les administrations maritimes des grands ports du Nord avec leurs archives.
Parmi la foule, des jeunes gens s’agitent. Ce sont les élèves de l’École d’hydrographie ; ils ont reçu des ordres pour s’embarquer sur l’Albert Faroult, bateau pilote de Rouen qui doit partir le 18 juin à 17 heures avec tous ces étudiants.
Parmi la foule, des jeunes gens s’agitent. Ce sont les élèves de l’École d’hydrographie ; ils ont reçu des ordres pour s’embarquer sur l’Albert Faroult, bateau pilote de Rouen qui doit partir le 18 juin à 17 heures avec tous ces étudiants.
Tout à coup, vers 16 heures, les ordres changent et des officiers en uniforme obligent ces jeunes gens à évacuer l’Albert Faroult. Quel désespoir parmi ces candidats. Cependant à 17 heures le Faroult appareille laissant les élèves sur les quais.
Dans la nuit du 18 au 19 d’autres navires arrivent à Paimpol, entre autres le yacht Manou en provenance du Havre avec un seul homme à son bord, Marcel Garel, originaire de Lannion, lui aussi F.N.F.L. de la première heure par la suite.
Le 19 au matin l’agitation recommence sur les quais. Que faire, peut-on rester prisonnier volontaire à 34 ans ? Il faut se décider, le Manou me tente, mais encore faut-il trouver un équipage, surtout un mécanicien.
Après toute une matinée de consultations l’équipage est trouvé. Le chef mécanicien M. Eouzan est arrivé à Paimpol le matin même venant de Dunkerque, il a parcouru la France par des moyens de fortune, il est très fatigué, malgré tout il me donne son accord.
Tout est prêt. Garel me certifie qu’il y a tout ce qu’il faut à bord, carburant, eau, vivres, etc. La publicité est faite près des élèves du cours d’Hydro et l’éclusier doit ouvrir les portes du bassin de 18 à 19 heures à l’heure de la pleine mer.
Les Allemands sont à Paimpol, il faut donc éviter d’ébruiter cet appareillage.
Puis ce sont les préparatifs, les adieux. Quitter tout, femme, enfants et partir à l’aventure. Quelles terribles heures d’attente. L’heure approche, la marée n’attend pas, il faut partir. Mon épouse m’accompagne jusqu’au navire. Sur les quais un tas de jeunes gens m’attendent.
« Est-ce bien vous le capitaine qui partez avec le Manou ? Nous voulons partir avec vous. »
« Soyez prêts, et lorsque vous me verrez sauter à bord, suivez-moi. »
Les écluses sont ouvertes. Pas une minute à perdre. En un clin d’œil le pont du yacht est noir de monde. Étudiants, quelques marins militaires, quelques jeunes journalistes de Rennes et deux femmes anglaises.
« Larguez partout – Arrière en route les deux moteurs. »
Bâbord part, tribord est en panne. Arrière en route bâbord. Le Manou décolle du quai. Avant en route bâbord, gouvernez dans le milieu des écluses. Le canot tribord n’est pas encore à poste. Qu’importe, en avant, en avant car déjà on s’apprête à nous fermer les écluses au nez.
Le Manou franchit le sas après quelques avaries causées à son côté tribord, canot écrasé, lisse et pavois faussés et brisés. Le navire gouverne très mal car le moteur tribord est toujours en panne.
Sur les jetées les gens s’interpellent. Ce sont encore des au revoir. Tout à coup, quelqu’un donne des ordres, la garde maritime. « Ne partez pas, vous n’avez pas le droit de partir, venez amarrer votre bateau ici. »
Rien ne nous retient, le Manou franchit les passes. Le maître d’équipage Jean Batard, un habitué du chenal, est à la barre et fait fonction de pilote.
Arrivé sur rade à 19 h 30 les deux moteurs sont en route. Après être clair des récifs de la côte, je mets le cap sur Plymouth.
Dans la nuit nous sommes arraisonnés par des navires de guerre britanniques : «Where are you bound to ? Where you come from ? »
Le 20 à 10 heures après une belle traversée sans incident le Manou jette l’ancre en rade de Plymouth. Après les formalités d’usage les passagers sont débarqués, seuls restent à bord sept hommes et moi-même pour former l’équipage du yacht.
J’ai su par la suite que tous les passagers du Manou avaient rejoint la France Libre.
Pendant les mois de juin et juillet nous sommes restés en rade de Plymouth. Puis certain jour, les autorités navales anglaises ont décidé de réquisitionner le Manou pour en faire un navire porte-ballon (défense contre avion). Nous l’avons conduit dans le port de Plymouth et nous avons assisté par la suite à son démâtage et à son dégréement complet : de la luxueuse goélette il ne reste plus qu’une coque nue.
Vers la mi-août, une partie de l’équipage, le deuxième capitaine Balara, les deux lieutenants Le Breton et Courteville ainsi que le matelot Losq sont appelés à Bristol par la France Libre, pour l’armement du s/s Gravelines. Puis c’est le tour du chef mécanicien Eouzan d’aller rejoindre le s/s Myson à Liverpool. Enfin, début septembre, je suis appelé à mon tour pour embarquer sur P.L.M. 27 à Glasgow avec le maître d’équipage Batard et le cuisinier Garel. Un équipage anglais nous remplace sur le Manou.
Après avoir passé les cinq années de guerre à Plymouth, Manou est revenu à Saint-Malo et a été vendu par la suite aux Argentins.
Jean Le Deut
Capitaine de la marine marchande, commandant du yacht Manou
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.