Évasion de Jacques Helft
Le record du monde de l’évasion battu par un F.F.L.
Quarante-cinq jours du Stalag XII B à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe
20 juin 1940, nous sommes prisonniers à Germonville dans les Vosges, puis à pied, petit à petit, transportés en Allemagne. Nous sommes casernés à Ludwigshafen, en Bavière. Le hasard a voulu que notre caserne fût celle où les troupes françaises d’occupation restèrent jusqu’aux environs de 1930. Comme dans toute caserne qui se respecte, les noms des officiers étaient peints sur les murs avec les noms du régiment et ses décorations. Les Allemands, malgré tous leurs efforts, n’ont jamais réussi à effacer les inscriptions mises par nos aînés. Ce n’était pas beaucoup, mais en passant, un coup d’oeil sur les murs nous réconfortait, car si nos troupes étaient venues jusque-là, pourquoi n’y reviendraient-elles pas ?
Nous fûmes affectés à différentes entreprises, mon groupe échoua à la grande usine I.G. Farben-Industrie, où plus de 50.000 prisonniers travaillaient comme manoeuvres, naturellement mal nourris, et rudoyés. Cela ne faisait pas l’affaire des fortes têtes de mon groupe. Composé plutôt d’intellectuels, instituteurs, représentants de commerce, journaliste (votre serviteur), il y avait aussi des commerçants, tout cela pour les Allemands des bons à rien, juste capables de transporter des poutres de bois ou de métal dans cette usine.
Nous pensions comme tout le monde que notre captivité ne durerait pas, les Allemands d’ailleurs nous le disaient fréquemment…, mais ce qu’ils disaient, nous ne tardâmes pas à en constater le mal fondé.
Plusieurs de nos camarades avaient essayé de s’évader, presque tous repris, ils étaient ramenés au Stalag et après avoir été montrés devant nous, ils subissaient à leur première tentative, une punition de quinze jours de cellule, à la deuxième, le camp disciplinaire, cela valait la peine d’être essayé. Mais une évasion doit être bien préparée, et surtout le plus gros facteur, le seul à mon avis, c’est le facteur chance. Sans elle, de très belles évasions ont connu l’échec. Une fois que l’on a eu le courage de s’évader par un moyen ou un autre, il est impossible de revenir en arrière, coûte que coûte, il faut poursuivre son chemin…, à la grâce de Dieu. Personnellement, de traîner des poutres de bois ou des ordures pour nos gardiens ne me disait rien du tout, le soir dans nos chambrées, nous étions en septembre 1940, nous discutions pendant des heures sur le peu de nouvelles que nous arrivions à obtenir, tant par les journaux allemands, que par les camarades toujours bien renseignés…, les bouteillons ? C’est ainsi que nous apprîmes par les Allemands eux-mêmes, l’existence à Londres du général de Gaulle, avec tout ce qu’ils voulaient insinuer à son sujet. Du coup, l’espoir revint dans beaucoup de coeurs, et dans notre chambrée nous fîmes le serment que ceux qui réussiraient à s’évader rejoindraient par tous les moyens les F.F.L. du général de Gaulle à Londres. Jusqu’à ce jour, j’ignore combien de camarades ont tenu leur serment, s’ils me lisent, je serai heureux d’avoir de leurs nouvelles.
J’étais, je l’avoue, le plus rouspéteur et cela me valut plusieurs peines de cellule, avec la portion alimentaire réduite à zéro. Je cherchais une occasion pour m’évader, mais une occasion sûre. Un jour, à l’usine, nous étions dans une corvée en compagnie de Lorrains réquisitionnés de force par les Allemands, mais qui eux avaient l’avantage d’avoir de temps en temps des permissions pour aller chez eux. En parlant à l’un d’eux, je lui demandai s’il allait des fois chez lui. Après un regard de tous côtés, car il leur était défendu de nous parler, René B… me dit : « Toi, tu as envie de te tirer, et bien il y a un train tous les vendredis soirs à 19 h 30, qui va de Ludwigshafen à Metz, pour les permissionnaires allemands et lorrains, si tu peux être à la gare vendredi prochain, je prendrai ton billet, jusque-là tu ne me connais plus. » Je bondissais de joie, le prix du billet n’était que de 8,40 RM et nous avions tous de l’argent, au besoin quand un camarade désirait s’évader, tout le monde se cotisait pour lui donner le maximum de chances.
Malheureusement, je ne fus pas au rendez-vous, toujours à cause de mon bon caractère. À l’usine notre contremaître nous refusait de pouvoir acheter à une organisation pour les ouvriers allemands les bols de soupe, vendus 20 pfennigs, les autres prisonniers suivant l’humeur de leur contremaître y avaient droit. Je fis faire la grève à mon équipe dont j’étais le chef, ce fut je crois la seule grève pendant la guerre dans cette usine, cela n’a pas tardé comme réaction, cinq minutes plus tard deux camions de S.S. vinrent nous chercher, et nous ramenèrent à la caserne, sous l’oeil admiratif des ouvriers allemands. Quinze jours de cellule au régime minima pour moi et cinq pour mes compagnons sanctionnèrent cette histoire. Je passai donc ces jours le moins mal possible, nous étions maintenant au 1er novembre, et le froid sévissait durement, surtout sans couverture en cellule, d’autant que j’habitais avant la guerre La Guadeloupe où la température est de 30° en moyenne. Je sortis donc de cellule le 14 novembre, soutenu par deux camarades, car je n’avais pas beaucoup de forces. Nous étions un jeudi, et malgré ma faiblesse, je voulais m’évader le lendemain. Arrivé dans la chambrée, mes camarades me remirent un colis que je venais de recevoir, je me préparai à partir, et distribuai la presque totalité de mon colis, ne gardant qu’une trentaine de morceaux de sucre et deux tablettes de chocolat ; je brûlai toutes les lettres que j’avais, il me fallait partir avec le minimum de bagages si je voulais réussir. Le sucre et le chocolat me remontèrent rapidement, c’est inimaginable les ressources du corps humain, il est vrai que j’avais vingt-six ans à l’époque. Je conservai dans ma ceinture de laine mon rasoir mécanique avec deux lames, ma brosse à dents et un peigne, la propreté est la première des qualités d’un candidat évadé. Ma tenue était uniquement française : pantalon de fantaisie de sous-officier français passé à l’aniline, ce qui lui donnait une teinte indéfinissable, mais en Allemagne par temps de guerre, on ne regardait pas de près. J’avais un pull-over et ma gabardine de sous-officier, les godillots aux pieds, un centimètre de cheveux, et quelques bonnes douzaines de poux comme tous les copains. Si j’étais repris on ne pourrait m’accuser de vol d’effets civils. Le fameux vendredi arriva enfin, le matin nous partions de la caserne à l’usine escortés par des sentinelles qui avaient leurs armes chargées, mais à 5 heures du matin, en Allemagne, par temps d’épais brouillard, il était facile en profitant d’un tournant de pénétrer dans une maison en attendant la fin du passage des camarades. Me voici donc libre dans un pays ennemi avec la perspective d’avoir dans les trente minutes qui suivront l’arrivée des camarades sur les lieux du travail, toute la police nazie à mes trousses. Et mon train qui ne partait que le soir à 19 h 30.
J’avais quand même calculé ce qu’il fallait faire, à force d’aller de la caserne à l’usine, nous étions familiarisés avec la ville, qui n’était séparée de Mannheim que par le Rhin. Je traversai le Rhin et me baladai dans Mannheim toute la journée, je me reposai quelques minutes dans des jardins publics et la seule émotion que j’ai eue dans cette journée fut un soldat allemand qui m’arrêta pour me demander du feu, heureusement qu’il ne me demanda pas sa route, car je ne parle pas un mot d’allemand malgré mon origine lorraine. Vers 19 heures, je retournai à Ludwigshafen et me dirigeai vers la gare, j’allongeai froidement sur le guichet mes 8 marks 40 en disant simplement Metz. Je descendis sur la voie de départ, et lus : Metz avec émotion sur une pancarte. Au moment de monter dans le train, je me trouve nez à nez avec un gardien de notre camp, un nommé Frantz, un ancien de 1914-1918, et un des rares à être chic avec nous, il allait en permission pour la première fois depuis deux ans à Forbach, où il était établi pâtissier. Ce brave Frantz m’a tout aussi bien reconnu, mais, si son devoir était de me dénoncer, il ratait automatiquement son train (et sa permission) et dans ce temps-là une permission on ne savait jamais quand on pourrait en avoir une. Par ailleurs notre Frantz n’était pas un fanatique du nazisme, il me le prouva en me faisant un clin d’oeil et en me tournant carrément le dos, je pris tout de même un autre wagon où je m’affalai sur une banquette les jambes molles et le coeur battant. Le train partit aussitôt, il y eut bien un contrôle de billets (j’avais le mien) mais pas de papiers d’identité. Dans mon wagon, il y avait cinq Lorrains qui allaient en permission régulière, ils parlaient français sans se gêner et je pris part à leur conversation en me gardant bien de leur dire que je m’évadais, ils travaillaient, eux aussi, à l’I.G. Farben et là je pouvais discuter avec eux. On passa le temps en jouant à la belote, et ils m’apprirent qu’ils allaient à Joeuf, en territoire français, en passant par Moyeuvre-Grande. Je leur ai demandé de me faire passer avec eux car je venais en fausse permission ; les braves petits gars ont tout de suite compris de quoi il retournait et ils me donnèrent des tickets de ravitaillement et nous descendîmes à Metz pour changer de train ; on prit un tortillard qui nous amena, à 5 heures du matin, à Moyeuvre.
Grâce à mes petits Lorrains tout marcha bien, grâce aussi à ma chance, nous passâmes par l’usine de M. Wendel, avec la complicité des travailleurs français, et comme la frontière était parallèle à l’usine, nous sortîmes le soir en territoire français sans autre incident ; il nous avait fallu passer la journée de travail avec les autres afin de ne pas donner l’éveil en sortant seuls. Mes amis me prirent chez eux et je passai ma première nuit en France dans un lit ; le lendemain, bien ravitaillé en vivres, je partais pour prendre le train pour Nancy où une adresse m’avait été donnée. La Résistance à Nancy était déjà organisée en novembre 194O, et muni de faux papiers, d’argent et correctement vêtu, je pris le train en 2e classe pour Paris, simplement, le contrôleur du train prévenu par la Résistance me cacha au moment du contrôle de police allemand.
Arrivé à Paris, je rendis visite rapidement à mes parents et aux familles de deux ou trois prisonniers de mon stalag, à qui je donnai des nouvelles des leurs. Avec quel regard d’envie, ces familles m’accueillirent, je comprenais, très bien qu’ils eussent préféré les voir que moi, c’est humain. La Gestapo était déjà venue voir mon père depuis mon évasion le 15 novembre, aussi, avant de me faire prendre bêtement comme d’autres le furent et ramener en Allemagne, je téléphonai à mon père sans me nommer (table d’écoute possible) et lui donnai rendez-vous dans un lieu connu de nous deux seulement. Grâce à ses appuis dans la Résistance, je continuai ma route sans encombre jusqu’à la ligne de démarcation à Sancoins. Démobilisé à Châteauroux, et cette fois muni d’un vrai ordre de mission, je m’embarquai à Marseille, le 2 décembre 1940, non sans avoir envoyé à mes amis du Stalag XII B des « cartes de famille », leur apprenant en termes convenus que « mes examens avaient réussi, et que je partais en vacances ». À Casablanca, j’embarquai sur le Paul Lemerle qui arriva, le 31 décembre 1940, à Pointe-à-Pitre où je résidais avant la guerre, soit quarante-cinq jours après mon évasion.
À ce moment, personne ne crut à la Guadeloupe, à mes histoires d’évasion d’Allemagne, surtout en donnant quarante-cinq jours comme explications. Bref, je fus heureux de retrouver ma femme et mon fils, mais, dès mon retour, je dis à ma femme mon intention de continuer la lutte, je me donnai quarante-cinq jours de permission, et exactement le 15 février 1941, j’arrivais à Roseau, île britannique de la Dominique, me mettre aux ordres du général de Gaulle.
Vichy m’a condamné à vingt ans de travaux forcés.
Le général de Gaulle m’a décoré lui-même de la croix de guerre avec palme et de la médaille des évadés, à Camberley, le 15 novembre 1941, soit un an après mon évasion, avec la citation suivante :
À l’ordre de l’armée
«Fait prisonnier pendant la campagne de France, s’est échappé d’un camp de prisonniers en Allemagne et a réussi à passer la frontière pour rejoindre les Forces françaises libres en vue de la libération de la Patrie ».
Je suis heureux personnellement de constater que notre sacrifice n’a pas été vain, et que le général de Gaulle préside les destinées de notre Patrie, c’est à lui que je dédie respectueusement cet article.
Jacques Helft
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 136, janvier-février 1962.