Évasion de trois jeunes gens à bord d’un cotre
À 15 ans, Morlaix-Newlyn en 17 heures (5 juin 1942)
Trente Allemands occupaient ma maison depuis deux ans, ma haine grandissait de jour en jour et de petits sabotages, des farces et des tours pendables risquaient de m’envoyer dans les camps d’internement.
J’avais tout juste 15 ans et demi, et les récits des évadés de France que j’écoutais clandestinement à la B.B.C. me prouvaient que leur exemple n’était pas impossible à suivre.
Préparant depuis six mois cette évasion, avec deux autres camarades : Victor Tudal, 16 ans, fils de pêcheur, sec et maigre, bon marin, et Joseph Guérin, 32 ans, titi havrais, poursuivi par la Gestapo pour leur avoir vendu du café empoisonné, je sentis cette nuit d’été propice pour le départ : bonne météo, nuit sans lune, courant favorable.
Nous avions à notre disposition le petit cotre de pêche breton de mon père (six mètres, voile et moteur) que j’avais préparé à l’insu de mes parents en transportant toute la journée – au nez et à la barbe des ennemis – sous des filets, dans une brouette, tout le matériel qui convient à une expédition de ce genre.
Ma mère était partie pour Paris, je laissais sur mon lit une lettre à mon père lui expliquant les raisons et les motifs patriotiques qui m’incitaient à m’évader pour rejoindre les F.F.L. et m’engager. Je l’adjurais de ne prévenir les occupants que le soir afin de nous permettre d’atteindre au moins les eaux territoriales anglaises. J’appris, après la guerre, que mon père fut arrêté par la Gestapo quarante-huit heures puis relâché faute de preuves d’avoir facilité mon départ. Je sus aussi que deux avions furent lancés à notre poursuite, mais en vain.
À 23 heures, je sautais d’une fenêtre avec mon sac, il me fallait faire vite car la sentinelle mettait une minute à faire le tour de la maison. En quelques secondes, je franchis les 30 mètres qui me séparaient d’un mur. L’enjamber, reprendre mon élan après un contact brutal avec le sol et rejoindre mes amis dans le taillis convenu, fut bientôt fait.
Laissant nos sacs et l’accordéon de Joseph, il fallut aller voler l’essence de la Wehrmacht entreposée dans une de nos dépendances. Nous eûmes là notre première émotion, un bruit suspect nous effrayait, ce n’était qu’une bâche glissant le long d’un mur sur des bidons.
Après avoir parcouru 500 mètres un bidon sur le dos, nous étions arrivés au bord d’un talus qui masquait la grève. Soudain, un bruit de bottes. Au moment précis où nous arrivions, une patrouille de La Gast rentrait à son poste. Nous nous étions jetés à terre, retenant notre souffle. Et les nazis passèrent à deux mètres de nous. Le voyage faillit bien se terminer là… Pieds nus pour éviter tout bruit, nous avions embarqué l’essence, nos sacs et l’accordéon dans un canot ; quelques instants plus tard nous accostions la Yolande qui allait bravement nous sortir de l’étau hitlérien.
Pour situer cette évasion, je signalerai que nous nous trouvions au fond de la petite baie de Kernéléhen, à Plouézoch, près de Morlaix, fermée par une passe très étroite, surveillée par plusieurs postes puissamment armés (…).
La chaîne larguée, nous nous laissions doucement dériver à la godille avec le jusant pendant un mille, jusqu’au petit port de Tenerez où Victor, accompagné de Joseph, devait prendre deux douzaines de crêpes préparées par sa mère. Les adieux se prolongeant, mes deux compagnons constatèrent avec effroi que le canot était échoué et que la mer descendait. Je ne saurai jamais par quel hasard de la providence les chleus n’ont pas entendu le canot traîné sur les galets dans un vacarme épouvantable qui se répercutait dans tous les azimuts de la baie…
À 2 heures du matin le temps pressait : le jour vient vite en juin ; il fallait avoir disparu des côtes à l’aube sinon notre présence vraiment matinale aurait paru suspecte et compromis sinon anéanti nos projets.
Enfin, avec mes deux amis à bord, nous franchissions la passe étroite avec le courant descendant, accroupis dans le fond du bateau, le coeur battant, redoutant le crépitement des mitrailleuses. Rien ne se passa. Au bout de plusieurs minutes de cette attente angoissée, chacun à son tour godilla de toutes ses forces pour nous éloigner le plus rapidement possible de la côte.
Une fois bien dégagé, je mis le moteur en route à l’extrême ralenti en ayant auparavant eu soin de demander à Victor de tenir un seau sur la sortie d’échappement dont le bruit se confondait avec celui que faisaient au loin les brisants.
Après avoir parcouru cinq milles par cette nuit sans lune, on ne pouvait plus nous apercevoir et je donnai l’ordre de hisser les voiles blanches… le moteur en avant, je mis le cap au noroît… la grande aventure commençait, la première partie était gagnée (…).
Vers les 10 heures, la brise de nord-est fraîchit, nous recevions les embruns sans pour autant diminuer de vitesse. L’accordéon de Joseph qui, plus tard, eut son succès en Grande-Bretagne, fut rangé dans le coffre avant, bien étanche. Nous amenions le foc, nous avions assez de toile (…).
Par moment, notre imagination nous faisait croire à des bruits d’avion, qui provenaient simplement du mouvement synchronologique du moteur, le ronronnement habituel d’un arbre d’hélice sur ses paliers.
Vers midi, le vent frais de nord-est monta au nord et Joseph qui tenait la barre dut laisser porter un peu, nous étions submergés par les embruns. Nous fîmes honneur aux crêpes assaisonnées d’eau de mer mais le pain noir était tellement aplati et dur que nous n’avons pas osé y toucher.
Enfin, dans la soirée, à 17 heures, nous apercevions la terre et, devant nous, un bateau. C’était un chalutier belge, le Guide Gisèle, équipé d’une mitrailleuse manoeuvrée par deux Anglais.
– D’où venez-vous ? nous demanda-t-on.
– De Morlaix.
– Où c’est ca, Morlaix ? dit une voix teintée d’un fort accent belge.
À ce moment je sortis le pavillon français et tous comprirent que nous venions de nous échapper de France. La mitrailleuse releva son canon, Victor tourna la bosse de remorque et après une heure de route, entièrement trempés par les embruns, nous étions arraisonnés par une vedette anglaise, ex-Velleda, de l’île Molène, qui avait rallié les F.F.L. après l’Appel du 18-Juin.
Elle nous prit en coupe et nous conduisit au port de Newlyn. Là, nous goûtions avec délice notre première cigarette anglaise. Le pavillon français hissé en tête de mât, la Yolande avec ses trois occupants fit une entrée triomphale sous les ovations des pêcheurs bretons et des marins britanniques.
Au cours du premier interrogatoire, j’appris que nous avions traversé un champ de mines, nous l’avions échappé belle ! Notre traversée avait duré dix-sept heures, un record pour un si petit bateau, dans le sens le plus large de la Manche.
Nous étions libres et Français de surcroît, puis ce fut la tasse de thé réconfortante et traditionnelle, l’interrogatoire par l’Intelligence Service, la remise des documents, Londres, Patriotic School, Renseignements, Duke Street, B.B.C., Pembroke Lodge et, but final de notre évasion, Clapham-Commom, caserne Surcouf où nous avons tous les trois signé notre engagement dans les F.N.F.L. après avoir été reçus par le général de Gaulle.
Enfin, nous allions combattre.
Jean-Amaury Saladin
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 119, juin 1959.