Les évadés par la Russie, par Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Les évadés par la Russie, par Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Les évadés par la Russie, par Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Le « groupe Billotte » ou l’odyssée des évadés par la Russie août 1940 – septembre 1941

Vingt-cinq ans passés déjà, les morts et les vivants se mêlent, confondus dans nos mémoires, estompés à travers les brouillards du temps… Et cependant, il suffit d’un hasard, d’un nom, d’un visage, d’une rencontre pour renouer la trame de tant d’aventures individuelles qui finirent par devenir notre aventure collective. Libérateur de Paris, ministre d’État, le général Billotte reste pour nous, restera toujours pour nous ce capitaine en haillons, évadé des camps de Poméranie, qui, un soir de juin 1941, responsable de la vie d’une poignée de Français en révolte dans une clairière de Grande Russie, apostropha l’officier soviétique venu à la tête d’une compagnie en armes nous réduire par la force : « J’ai commandé un bataillon de chars sur le front français, et je n’admets pas, quand j’ai salué, qu’on ne me rende pas mon salut. » Sous les traits du gouverneur de l’École spéciale interarmes de Coëtquidan, nous apercevrons toujours le lieutenant Alain de Boissieu, si chancelant, si émacié dans la fierté saint-cyrienne, lorsque, après cinq jours de wagon cellulaire, il franchit l’enceinte de pieux et de barbelés de Mitchourine. Et Delaye, qui était pour nous un vieux, avec ses quarante ans et sa moustache, héros silencieux et modeste qui, parachuté en France, finit deux ans plus tard sous les balles de la Gestapo, Delaye demeure pour moi tel qu’à la prison Bouticki, étendu sur son lit dans son uniforme, son calot à deux pointes de fantassin sur la tête, tourné vers le mur, et disant : « C’est pour mon fils que je suis là, c’est pour lui que je ferai avec vous la grève de la faim. » Son fils qui est aujourd’hui un homme libre et qu’il n’a jamais revu…

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186 Français se sont évadés d’Allemagne par l’Union soviétique entre août 1940 et juin 1941 et sont parvenus, après mille avatars, à rallier la France Libre : 13 officiers et aspirants, 172 sous-officiers, un civil. Ils s’étaient échappés pour la plupart des camps et des commandos de Poméranie, de Prusse orientale et de Pologne, mais Billotte, Richemond, Boissieu et huit autres avaient parcouru 400 à 500 kilomètres en chemin de fer ; Trarbach, parti de Brême, avait traversé l’Allemagne de part en part, caché dans un wagon de marchandises. Et pour 186 hommes qui réussirent à franchir la frontière, combien de camarades repris ou abattus ! Neuf tentatives avaient échoué à l’Oflag II D de Grossborn, avant le succès de l’équipe Billotte.

Ce qui à distance me frappe le plus, ce ne sont pas les patients préparatifs, la confection des faux papiers, des cartes et des boussoles, la teinture des vêtements, les tunnels éventés, la sortie des camps au nez et à la barbe des Allemands, cette multiple ingéniosité, cet appareil spectaculaire des évasions bonnes à romancer – la Résistance en a fait par la suite autant et plus ! – non, c’est d’abord le premier refus de ces paysans, de ces ouvriers de France – refus de la lâcheté, du servage, de la capitulation, refus solitaire dont ils ont pris la décision malgré les promesses de Vichy, malgré l’intimidation des chefs, l’indifférence des camarades – et l’espoir toujours agité d’une libération prochaine. Et puis, c’est ce saut dans l’inconnu, si hardi et si maladroit à la fois : car mis à part la douzaine d’officiers et aspirants évadés de Grossborn et de Hammerstein après une longue et minutieuse préparation, 170 de ces Français se sont lancés à l’aventure sans vêtements civils, sans argent et la plupart sans savoir l’allemand. Ils ont trompé la surveillance de gardiens, ils ont brisé une clôture ou enfoncé une fenêtre la nuit tombée, et ils ont marché vers l’est, dans leur capote qui avait fait la campagne de France, une musette de vivres au côté.

Qu’allaient-ils faire par les plaines d’Europe orientale, Borelly de Bandol, et Taxil de Draguignan, le Bordelais Boutoul et le Lillois Massin ? Le jour, ils se terraient, la nuit ils avançaient à travers champs, évitaient les routes, contournaient les fermes, proscrits qui se rapprochaient de la France en s’en éloignant un peu plus. Henri Clastère marche du 23 au 30 août 1940, il est bientôt réduit à se nourrir de pommes de terre à peine déterrées, à manger une poule crue, il est poursuivi, traqué, ses compagnons sont abattus, il se trouve face à face avec un garde-frontière, il se bat avec lui, il l’étrangle à demi, l’assomme, se jette à l’eau – ce colosse est une loque humaine quand il atteint la Lithuanie.

Plus de la moitié se sont évadés durant l’hiver 1940-41 : le thermomètre, à Eydkühuen, tomba à – 350. Il y eut ceux qui marchèrent nuit après nuit sans qu’un instant la neige fit trêve, ceux qui traversèrent la Pologne gelée, les pieds dans des sabots, pareils aux débris de la Grande Armée, ceux qui franchirent à la nage la Neisse ou le Niémen encombrés de glaçons, ceux qui, pourchassés par des meutes d’hommes et de chiens dans le sanglant no man’s land polono-lituanien, rampèrent sur la glace pour franchir le dernier barrage de barbelés, ceux qui y furent tirés comme un gibier d’hiver et entendirent leurs compagnons frappés à mort s’effondrer derrière eux…

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De l’autre côté de cette frontière où tant de drames se sont joués, il y avait, espérions-nous, la liberté.

Ce fut une autre aventure où le drame et la cocasserie se mêlèrent, une aventure dont nous nous sommes parfois demandé si nous sortirions un jour. La Russie était liée à l’Allemagne par l’accord de non-agression d’août 1939, et l’on sait que jamais Staline ne tint plus scrupuleusement ses engagements qu’envers Hitler ; laisser 186 soldats français rallier la France Libre eut été une violation de neutralité, les renvoyer en France aurait pu passer pour un risque, s’il y avait eu parmi eux des espions. Nous entrâmes dans le système concentrationnaire soviétique. Ce que nous avons vu n’a jamais été écrit.

186 Français qui ne savaient pas un mot de russe, isolés ou par groupe de deux ou trois dans le meilleur des cas, ont connu le lent cheminement qui conduisait des prisons de villages, caves et soupentes où l’on croupissait sous la garde d’un milicien, à une suite de prisons centrales grouillantes de « politiques », Grodno, Byalystock, Augustow, Brest-Litowk, Kaunas, Riga, Minsk, puis aux convois en immenses trains cellulaires – cinq jours de Kaunas à Moscou, avec une boule de pain et un morceau de lard, parmi les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants déportés vers la Sibérie. Puis ce furent pour certains les fameuses prisons de la N.K.V.D. de Moscou, Loubianka et Bourtiki, forteresses du silence, empire de Béria dont on ne prononçait le nom qu’à voix basse. Et puis, au-delà, des camps, et d’abord Kozielsk, monastère et rendez-vous de chasse transformés en lieu de détention pour « politiques », Kozielsk où nous découvrîmes cette inscription sibylline, en polonais et en russe : « Nous partons pour une destination inconnue »… Kozielsk où avait séjourné avant nous une partie des 4.500 officiers polonais massacrés à Katyn. Et d’autres transports cellulaires encore, d’autres camps en bordure de la taïga, sur la branche européenne du transsibérien.

Or, voici que ces Français perdus à 3.000 kilomètres de leur pays, et pris dans la machine aveugle des purges staliniennes réagissent et opposent aux geôliers russes le même refus qu’ils ont opposé aux Allemands. Malgré l’isolement, les menaces et le temps qui s’écoule interminablement, ils se sentent si peu coupables, si étrangers à la machine qui les entraîne, si rebelles à la logique et à la soumission concentrationnaires, qu’ils répètent les uns après les autres, inlassablement cette phrase talisman : « Nous sommes des soldats français », avec la même fidélité et la même certitude que le provincial mis en croix par Verrès répétait : « Je suis un citoyen romain ». Ils refusent les règles de la discipline pénitentiaire et de l’acceptation. Forfanterie, inconscience ? Fauvelle, depuis six mois au secret à la prison Loubianka et sans espoir d’en jamais sortir, s’ouvre les veines ; on le recoud, on le sauve, un juge d’instruction accourt : « Malheureux, savez-vous bien que si vous étiez mort, c’est deux victimes que vous auriez faites, et non pas une ? » Il aura droit de se ravitailler à la cantine de la prison. Trois grèves de la faim éclatent à la prison Boutirki de Moscou ; elles y suscitent le désarroi : « On n’a jamais vu çà ! » s’indigne le directeur de la prison. La troisième grève est durement brisée, les récalcitrants, d’abord privés d’eau sont isolés au cachot noir, puis nourris à la sonde par le nez. « Si l’U.R.S.S. décide que vous devez mourir, vous mourrez comme des contre-révolutionnaires mais si l’U.R.S.S. ne veut pas que vous mouriez, sachez que vous n’aurez pas le droit de mourir ! » leur jette dans un croassement le colonel de la N.K.V.D. qui s’agite comme un grand corbeau noir au milieu des soldats rouges et des blouses blanches des infirmiers.

À Kozielsk, où les Français évadés ont obtenu d’être regroupés dans un relatif confort, avec une ration alimentaire améliorée et des livres, au printemps 1941, ils ne rêvent qu’évasion ; trois équipes s’entraînent, deux ont pour objectif Moscou et les ambassades, la troisième, plus chimérique encore, la Roumanie ou la Turquie, distantes de 1.500 kilomètres ; un tunnel est creusé, les Russes le découvrent in extremis, le camp est au bord de l’insurrection ouverte. Il faut toute l’autorité du capitaine Billotte pour éviter le pire drame, puis l’agression allemande, qui sur ces entrefaites, si elle ne les arrache pas encore à la captivité, fait du moins d’eux des Alliés.

Ces intraitables en haillons, qui jusqu’au dernier biffin pré- tendent traiter de puissance à puissance avec les autorités soviétiques, comment vivent-ils lorsqu’ils sont regroupés ? Ils reconstituent une cité, un village de France ; 186 Français isolés dans une clairière des confins de l’Ukraine, tous jeunes et confiants dans leur ingéniosité et leur endurance, affirment leur autonomie en même temps qu’ils reconnaissent le capitaine Billotte pour leur « starchi », constituent une assemblée délibérante, une intendance, un service d’information, une section culturelle, des compétitions sportives, une vie politique, ils organisent, construisent, aménagent, discutent. Et ils deviennent ce bloc soudé, uni, dont la cohésion et l’esprit de résistance stupéfient les Russes devant lesquels, dans les nuits d’été, ils chantent la marche qu’a composée pour eux René-François Millet :

« Pour combattre avec de Gaulle
Souviens-toi, souviens-toi
Qu’il faut s’taper pas mal de taules
En veux-tu, en voilà
De Kaunas à Mitchourine,
Au grand pays de Staline,
Évadés dans la misère,
Toujours la mine altière… »

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Le spectacle de la Russie en guerre, le déferlement des convois des réfugiés qu’on achemine vers l’Oural et que croisent les trains de soldats et de matériels montant vers le front, la bonhomie populaire, mais aussi l’anxiété d’un pays qui mesure la gravité de la menace, qui se prépare au pire et tiendra bon, nous avons entrevu tout cela à travers les fenêtres d’autres wagons plombés, à travers les grilles d’autres camps encore.

Enfin, après bien des tractations dans lesquelles le capitaine Billotte joua un rôle déterminant un dernier train cellulaire mena les 186 à Arkhangelsk, un dernier cargo de policiers les emporta sur la mer Blanche au milieu du brouillard à la rencontre de la première armada anglo-canadienne de ravitaillement de l’U.R.S.S. Nous embarquâmes, engagés volontaires dans la France Libre, à bord de l’Empress of Canada. Ici convergeaient les chemins de notre liberté ; ici allaient commencer de nouvelles aventures, vers la mort ou vers la vie.

Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 163, juillet-août 1966.