14 février 2017 In Témoignages By Administrateur
État d’esprit des Bretons en 1940
Dans les annales de la France Libre l’apport des Bretons s’est inscrit comme un fait singulier.
Déjà lorsque nos armées se disloquaient, le gouvernement se disposant à prendre refuge dans le « réduit breton », chacun avait conscience des destructions, des hécatombes impliquées dans une telle décision ; mais, nouveau Verdun plus gigantesque encore, elle permettait, au dernier quart d’heure, mieux qu’à Dunkerque, de sauver une grande partie de nos armées, de notre matériel. Derrière le fossé de la Vilaine viennent les bois de l’Argoat, les vallonnements, les talus, les nombreux estuaires, la mer libre… C’était la France incrustée dans la guerre, c’était tout notre empire spontanément aggloméré à la métropole, aux Alliés jusqu’à la victoire. La nouvelle du gouvernement s’établissant à Quimper, dans les hôtels de la côte, fut acceptée par la population avec une fière détermination.
L’afflux des jeunes hommes, voire des adolescents, vers les ports, les abers eut à l’armistice la spontanéité d’un réflexe. Tandis que les colonnes allemandes progressaient, avant leur éparpillement sur les abords de la Manche et de l’Atlantique, les départs semblaient faciles ; la mer était belle. En quelques heures il fallait se décider à agir. Péripéties diverses, difficiles à rassembler, à narrer, qui demeurent gravées dans la mémoire de ces jeunes hommes qui s’engageaient de toute leur âme dans une aventure ; qui fut en somme une véritable épopée.
Ce ne fut pas toujours simple d’ailleurs de trouver le moyen de l’exode. Une barque de pêche disponible est un instrument de vie pour plusieurs familles ; devant un tel problème, les hésitations sont naturelles. Des navires marchands sont à quai, çà et là ; équipages et commandants sont accueillants et spontanément mettent cap sur l’Angleterre ; mais en mer, des messages arrivent prescrivant de se diriger vers le Sud de la France ou l’Afrique du Nord. Tels jeunes hommes, débarqués à Saint-Jean-de-Luz, s’ingénieront à faire face aux nécessités de l’existence, ne perdant pas de vue l’essentiel, atteignant Marseille ou d’autres ports méditerranéens, pour prendre place sur d’autres navires, visant Gibraltar, rocher polaire, échouant, hélas, en territoire français sous l’obédience de Vichy.
Citons un trait : un régiment colonial est replié sur son dépôt avec son restant d’effectifs ; il va se trouver stupidement prisonnier. Un engagé volontaire n’accepte pas d’attendre ; à pied, il rejoint son domicile éloigné ; depuis le début de la guerre, il n’avait pas revu sa femme, ses enfants ; son épouse lui dit : « Un bateau part dans 10 minutes, veux-tu en être ? ». Et il s’en va ; par l’Angleterre, il rejoindra l’A.E.F., l’Éthiopie, sera de la colonne du Tchad, etc.
L’exode de l’île de Sein fut massif. Tous les hommes valides présents, 133 îliens, âgés de 14 à 51 ans, partiront le 24 et le 26 juin sur la Velléda, la Rouanez ar Mor, la Rouanez ar Peoc’h, la Marie-Stella, le Corbeau des Mers, et, plus tard, l’Yvonne-Georges. Beaucoup parmi eux s’en allèrent sans un sou, laissant femmes et enfants sans ressources. Ils firent le voyage, tassés à 30 ou 40 au fond des cales de leurs petits bateaux pour ne pas attirer l’attention des avions ennemis, prêts cependant à se défendre avec des armes déterrées et qu’un ardent patriote avait réparées pour eux.
« Nous ne serons jamais un peuple d’esclaves », criait au chef de la « Gast » le recteur de l’île, Turpin moderne, qui du môle avait béni ses ouailles partant pour cette nouvelle croisade. De cette âme îlienne, il avait des témoignages : « M. le recteur, j’ai trois enfants sous les drapeaux ; j’aurais préféré apprendre leur mort que d’apprendre la défaite de la France ». À une jeune fille emprisonnée, les Allemands demandaient pourquoi les femmes de Sein étaient habillées de noir : « En deuil de la France, Messieurs », fut le pieux et fier mensonge.
Quel fut le nombre de ces partants de la première heure ? Difficile de répondre, répartis qu’ils étaient en divers lieux en Angleterre ou dans l’Empire. À leur rassemblement autour du général de Gaulle à Londres, devant le chétif noyau autour duquel devait se cristalliser la France Libre, le général fit cette réflexion : « L’île de Sein est donc le quart de la France ». Image que plus tard Quillivic fils devait figurer dans une médaille de bronze, en l’exagérant.
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Dans la péninsule bretonne les âmes étaient les mêmes. Il serait facile de glaner les faits confirmatifs.
Weil-Curiel, qui dès 1940 revint en France pour enquêter sommairement sur l’état des esprits, a noté dans ses mémoires le soulagement qu’il éprouva, en terminant en Bretagne son rapide circuit, par le contraste entre les réactions bretonnes devant l’occupant et ce qu’il avait vu, entendu dans la zone dite libre et à Paris.
Dès 1940, le préfet de l’un des cinq départements bretons répondait à une enquête analogue de Vichy : « La population s’oppose au gouvernement du maréchal dans la proportion de 90 % ».
Un « étoilé » de Vichy avait dénoncé les « menées gaullistes » de « Tante Yvonne » à Morgat ; au commandant de gendarmerie, elle répliqua : « Menées gaullistes ici, et à quoi bon ? Tout le monde l’est, sauf le dénonciateur ». À un officier allemand qui lui demandait où était son fils, cette prestigieuse française se redressant répliqua : « Il est à l’armée du général de Gaulle, Monsieur ». Un instant suffoqué, l’Allemand lui dit : « Vous devez être une mère fière de votre fils, Madame ».
Les jeunes hommes rescapés de l’armée de l’armistice ou de la marine de Darlan, qui revenaient déjà intoxiqués par la propagande, se retrouvaient vite les plus acharnés à rejoindre la France Libre.
L’amiral de la flotte eut l’astuce d’organiser des permissions spéciales pour les marins de Toulon afin qu’ils fassent propagande en faveur de la collaboration. L’effet fut très curieux : bagarres d’abord ; il y eut même des hospitalisés ; l’officier qui commandait le détachement éprouva de rudes réactions ; au total conversions totales dans le sens opposé à celui recherché.
On assure que Darlan lui-même voulut venir à Brest, dans le même dessein. Son service de renseignements lui ayant appris que l’accueil serait violent, que du pont Tournant on se proposait de le jeter dans la Penfeld, il n’osa pas aller au-delà des Côtes-du-Nord.
Cette âme de 1940, qui demeura la même durant toute la guerre, s’extériorisa de diverses façons.
Aides d’abord à l’afflux vers la France Libre, pour augmenter le flot initial. Les côtes de Bretagne, depuis Saint-Malo jusqu’à l’embouchure de la Loire, se virent prospectées minutieusement. Après de vaines recherches dans le Sud, on les reprenait sur les côtes de la Manche, ou vice-versa ; maints jeunes gens se croisèrent ainsi, sans reconnaître la flamme identique qui les animait. Que de retardataires furent déçus dans leur quête. Contrôle de jour en jour plus strict ; prudence progressive des marins pêcheurs. Et l’on vit ces quêteurs acharnés du Graal se diriger vers les Pyrénées, vers Marseille. À Alger, le 8 novembre 1942, on les retrouvera ; à ce « jour premier de la Libération », un groupe de 15 jeunes hommes prit possession du gouvernement général, du poste radio ; mené par Tilly, il comprenait 14 Bretons et un Parisien ; ce dernier avait de la moustache ; à cause de cette particularité l’honneur lui fut attribué d’enregistrer le pseudo-message de Giraud.
Il semble bien que les abords de l’estuaire de la rivière de Morlaix entre Léon et Trégor virent le record de ces fuites vers l’avant ; le vieux père Guéguen et Ernest Sibiril, par leur concours direct ou indirect, furent les passeurs les plus efficaces.
Récemment, Hubert Moreau fit relation dans cette revue des premières liaisons entre France et Angleterre. Une mention spéciale doit être accordée à son jeune équipage de marins pêcheurs de Guilvinec et Tréboul ; dix-neuf fois ils traversèrent la Manche ; or, chaque voyage impliquait les risques de la plus forte tempête ; ils devaient succomber au large des côtes nord au printemps de 1941.
La plupart des tentatives aboutirent ; grâce à des astuces invraisemblables, pas renouvelables d’ailleurs dans la même modalité ; grâce aussi à la complicité très active de la population. Chacune de ces aventures mériterait récit circonstancié, témoignages d’une âme bretonne axée sur l’essentiel, c’est-à-dire acharnée à n’être pas vaincue.
Pas facile d’ailleurs d’obtenir des héros de ces aventures un récit permettant de mettre leurs valeurs en relief. L’été de 1943 vit aborder aux côtes anglaises un jeune « pagan » de 17 ans, rude gaillard, seul dans sa petite barque. À quelqu’un qui savait les périls de la mer, qui s’extasiait devant cet exploit rappelant la traversée en sens inverse de Surcouf évadé des pontons anglais, et qui lui demandait :
– Mais comment as-tu fait ?
– J’ai pris un canot, quoi ?
Et ce fut tout son récit.
Il y eut aussi des échecs, tel celui des 18 jeunes marins de Guilvinec en 1941 ; celui de Hénaff en fin janvier 1944 : son bateau échoua à la Pointe du Raz, livrant à l’ennemi la plupart des passagers, dont Brossolette.
Aux jeunes hommes qui durant des mois s’acharnèrent sur les rives bretonnes à trouver issue vers les F.F.L. qui, lassés, devaient les rejoindre par l’Afrique du Nord ou par l’Espagne, et son lugubre camp de Miranda, aux témoins de leur ténacité, il ne suffit pas d’expliquer la prépondérance des Bretons dans les Forces françaises libres par des facilités particulières à ces côtes de Bretagne. En quoi étaient-elles plus propices ?
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À l’apport de la Bretagne à la France Libre, il convient de mentionner le premier réseau de renseignements, qui relia la France à Londres par émissions clandestines. Ce réseau naquit en Bretagne, constitué à l’origine par des Bretons.
Ce fut le « Réseau Johnny ».
Il fut en réalité précédé par d’Estienne d’Orves, si cher à tant de titres à tous les Bretons, à Camaret, son reposoir de prédilection. Débarqué à la Pointe du Raz, il devait être repris plus tard par Le Follic et son équipage, de l’île de Sein. Hélas, son radio émetteur, pas Breton, devait trahir tout de suite. Lorsque Le Follic vint pour le reprendre, toutes les barques de pêche de Bretagne avaient interdiction de sortir ; il fut cueilli, ainsi que son équipage, dans l’Yroise, non loin de Sein. Quand « Johnny » débuta, d’Estienne d’Orves était déjà arrêté.
Le réseau fut créé par Robert Alaterre parti en octobre 1940 de Douarnenez à bord de la Petite Anna, et par Jean Le Roux, lequel s’échappa en décembre de Camaret à bord de l’Émigrant. Ils revinrent ensemble fin mars 1941, débarquant en pleine nuit à Lampaul-Ploudalmézeau, convoyés par les jeunes pêcheurs de Guilvinec-Tréboul déjà mentionnés. Le réseau se développa d’abord en Bretagne, Quimper, Brest, à Rennes ; il devait s’étendre à Paris, agir depuis Rouen jusqu’à Bordeaux. Ayant bien œuvré, il succomba en 1942.
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Les survivants de « Johnny » continuèrent leurs activités en d’autres organisations, sous les formes les plus diverses, jusqu’à la Libération, dont le sauvetage des aviateurs alliés tombés sur le front occidental.
Drainés çà et là par Jean-Claude Camors, ils furent acheminés par Rennes, Vannes vers les côtes du Finistère. Un premier départ eut lieu en octobre 1943 par le Suzanne-René de Camaret. Mais sur 24 aviateurs présentés, il n’y eut place que pour 19; cinq restaient à la charge des jeunes convoyeurs. Ceux-ci avaient espéré, eux aussi, être du voyage et rejoindre la France Libre. Ils ne partiront qu’en janvier 1944 avec 15 autres aviateurs, de Tréboul, à bord du Breiz-Yzel. Le patron, Gabriel Cloarec, fit preuve en cette circonstance d’une ingéniosité, d’un courage, d’un sang-froid admirables.
Le courant de ces aviateurs vers la Bretagne, ainsi amorcé, continua jusqu’à la Libération. Une autre modalité de sauvetage avait été réglée : des vedettes rapides et silencieuses les prenaient de nuit sur les côtes du Finistère et des Côtes-du-Nord ; dans ces vedettes rapides les Bretons F.F.L. ne manquaient pas. Jean-Claude Camors, initiateur de ce sauvetage, avait succombé dès le début à Rennes, au café de l’Époque, sous les balles d’un traître. Il avait donné le branle ; ses jeunes amis continuèrent son œuvre.
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Il est difficile de donner une liste complète des bateaux de pêche qui persistèrent durant toute l’occupation à alimenter ainsi les F.F.L. Après le Breiz-Yzel, fin janvier 1944, après l’échec de Hénaff à la Pointe du Raz, il y eut encore deux départs, l’un des côtes du Morbihan, l’autre de Concarneau. Dès les débuts de 1944 on estimait que le débarquement ne tarderait pas, que l’on pourrait se battre bientôt ailleurs que dans les rangs des F.F.L. ; les F.F.I. se créaient qui aspiraient les bonnes volontés.
Plus difficile encore de nombrer les Bretons des Forces Françaises Libres. À quoi bon, d’ailleurs ? Nous savons fort bien que la Bretagne n’eut pas l’exclusivité de l’héroïsme. Ailleurs en France d’autres jeunes ardeurs proclamèrent le même « non serviam », pour se lancer dans la voie droite et rude de la France Libre qu’indiqua, il y a seize ans, l’Appel du 18-Juin.
On sait que la source issue directement du terroir breton fut abondante. Il convient d’y joindre les éléments si nombreux épars dans l’Empire, dans les troupes coloniales, dans la marine marchande, dans notre marine de guerre ; nous savons qu’il y eut des récalcitrants à l’attentisme de la Martinique, d’Alexandrie, au sabordage de Toulon.
La générosité foncière du tempérament breton demeura fidèle depuis 1940 jusqu’à la libération, permettant le recrutement des volontaires que nous avons esquissé.
Notre radio nationale était à Londres. Quel tressaillement d’allégresse, quel regain d’espoir en apprenant Bir-Hakeim. Notre fierté ; nos espoirs de savoir qu’une colonne du Tchad se constituait. Nos angoisses aussi ; comment réussira-t-elle à traverser le désert ? Arrivera-t-elle à temps pour participer aux combats de Tripolitaine, pour libérer la Tunisie, l’Afrique du Nord ? Réconfortant symbole de savoir le drapeau français dressé dans le désert du Tchad à la mer par les soldats de Leclerc, où nous savions qu’étaient nos enfants. La prestigieuse colonne du Tchad devait recueillir en Tunisie, en Algérie les réfractaires et déserteurs de l’armée Giraud pour devenir la puissante 2e D.B. L’un des acteurs du 8 novembre 1942 à Alger la rejoignit au Maroc où elle complétait son armement avant de partir pour l’Angleterre et débarquer à Sainte-Mère-Église ; au cours d’une permission qui le ramenait à Alger, ses amis l’interrogeaient sur sa nouvelle situation, sur l’état d’esprit de cette division. « Oh, l’esprit est excellent, dit-il, mais il est quelque chose d’agaçant : lorsque je veux pénétrer dans un groupe, je fais figure d’étranger ; on se tait. Dans ma compagnie il y a 80 % de Bretons, et je ne suis pas Breton ».
S’ils étaient nombreux à la 2e D.B., il y en avait aussi à la 1re D.F.L. qui débarquaient à Cavalaire, et autres lieux, qui se lançait vers la vallée du Rhône, etc. Ils étaient nombreux aussi dans la seule unité française, le 4e commando, qui, le 6 juin 1944, avec les parachutistes à l’extrême gauche du dispositif allié, prit part au débarquement de Normandie à Ouistreham, qui devait plus tard libérer Flessingue et l’île de Walcheren, où 3.000 prisonniers furent pris par 200 des nôtres, dont la moitié étaient des Bretons.
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Ce raccourci est bien sommaire, insuffisant. Apparaîtra-t-il trop particulariste ? Notre satisfaction semble légitime d’avoir été la province de France la plus fidèle, la plus conforme à notre gloire militaire, à l’histoire de notre France.
À la pointe de Camaret, face à l’Océan, nous avons dressé une monumentale croix de Lorraine à la gloire des Bretons de la France Libre ; et la France s’est associée à cette érection. Chaque année, aux abords du 18-Juin, un pardon nous réunit pieusement près de ce monument. « Homme libre, toujours tu chériras la mer ».
D’autres monuments s’élèvent. L’été dernier nous étions rassemblés au Diben, petite pointe jouxtant Côtes-du-Nord et Finistère, pour inaugurer une œuvre architecturale plus modeste commémorant les départs de nos jeunes chevaliers de 1940 pour leur « quest du Graal ».
À Kerfeunteun, près de Quimper, une autre manifestation réunissait en juillet dernier les Bretons de la France Libre pour inaugurer une stèle de granit apposée sur la maison d’où fut émis le premier message du réseau « Johnny », en mars 1941, qui relia la France à Londres.
Un autre projet est en gestation. L’île de Sein mérite un mémorial spécial ; nous nous préparons à l’édifier. Les F.F.L. de Bretagne et d’ailleurs y seront conviés pour un pieux pèlerinage. Ceux de 1940 trouveront réconfort, consolation, espoir dans cet îlot sacré du Gaullisme, minuscule vestige de l’Atlantide, dernière terre de l’occident, refuge de son âme, stratosphère de la pureté française, symbole de ce que nous avons voulu être, de ce que la France doit être pour survivre.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 89, juin 1956.