En Érythrée avec un marin et des chameaux
« Ils sont complètement fous au Caire » (1).
C’était ce que l’on m’avait fait nettement comprendre à l’état-major de Fort-Lamy, en me remettant copie du message qui me destinait au 3e bataillon de marche de tirailleurs sénégalais, moi, officier de marine d’active, sorti de l’École navale. Et, tandis que je montais, ce 1er janvier 1941, dans le camion qui devait me conduire jusqu’au village d’El-Obeid, au Soudan britannique, je ne pouvais m’empêcher de penser que telle avait bien dû être aussi la pensée du commandant Garbay, commandant le B.M.3. Qu’allais-je bien faire dans cette galère ?
Je me le demande encore maintenant, en essayant de rassembler ces souvenirs sur l’Érythrée que me demande la 1re D.F.L. Souvenirs un peu confus ; bien sûr, il y a quinze ans de cela maintenant. Mais, tout de même, je me rappelle…
… mon ahurissement en entendant parler autour de moi une langue absolument inconnue, « officier de jour », sergent-comptable, caisse-popote…
… et mon embarras, lorsqu’approchant innocemment d’un groupe de tirailleurs affairés autour de quelques mortiers, un gigantesque sergent, d’un noir d’ébène, aboya soudain un tonitruant « garde à vous ».
… et ces efforts désespérés pour venir à bout du seul travail que l’on ait osé me confier au début, dessiner un projet d’insigne du bataillon avec une tête de chameau.
… et ce débarquement du bataillon sur la côte d’Érythrée ; j’en avais pompeusement été promu « spécialiste », mais essayez donc de faire descendre de petits canots, échoués à 20 mètres de la plage et dans lesquels étaient entassés comme des sardines, des Saras n’ayant jamais vu la mer, équipés de pied en cap, avec leur fusil, leurs musettes bourrées à craquer, leur toile de tente et un de ces bardas dont on n’a aucune idée dans la marine.
Mais je me rappelle surtout Cub-Cub, que le bataillon rejoignit après une journée de camion harassante et où il livra pendant trois jours un combat singulier avec les Italiens.
Imaginez une vallée étroite où courent le lit de sable d’un oued desséché, une piste à peu près carrossable et, tout alentour, des collines assez abruptes, parsemées de rocs et de pierres. Et n’oubliez surtout pas que, là-bas, le problème principal est l’eau.
Nous, nous n’avions aucun point d’eau ; les Italiens, eux, barraient la vallée et tenaient une crête autour de laquelle l’oued faisait un grand S ; à 5 ou 6 kilomètres au Sud à eux, autour du seul puits de la région, était leur base avec un grand hôpital.
Le commandement décida de fixer les Italiens de la crête avec une compagnie et quelques mitrailleuses et de les prendre à revers en faisant passer les deux autres compagnies avec les mortiers par la montagne. Abandonnant mon projet d’insigne, j’obtins de les suivre, à titre de spectateur.
Partis vers 4 heures du soir, sans carte, par des sentiers de chèvres, hissant les mortiers et les caisses de munitions de mains en mains, nous nous heurtâmes, le lendemain matin, à des guetteurs italiens qui donnèrent rapidement l’alarme et, au bout de peu de temps, les obus (du 65 de montagne) commencèrent à tomber. C’était mon baptême du feu, comme celui des tirailleurs et il faut avouer que nul n’était très fier.
Une heure après, les balles sifflaient de tous côtés et il apparut vite que les Italiens, beaucoup plus nombreux, contre-attaquaient ; or, comble de malchance, nos obus de mortiers se refusaient à partir, les cartouches ayant probablement été mouillées lors du débarquement sur la côte.
Que faire ? Les bidons individuels étaient vides depuis longtemps, et, sous le soleil brûlant, la soif se faisait durement sentir. Reprendre le grand trajet de la montagne ? Cela semblait impossible ; alors, pas d’autres solutions ; il fallait avancer.
Après, je ne sais plus très bien ce qui s’est passé.
Dans ce chaos de blocs et de rochers, chacun se perdit rapidement de vue. Je me rendis compte, au bout d’un moment, que je me trouvais seul avec une trentaine de tirailleurs ; l’oued paraissait tout près et l’ordre était d’atteindre l’oued ; je pris un F.M., achevais ces derniers 200 mètres sans arrêter de tirer, et voici qu’arrivé au bord de la vallée je m’aperçus que l’oued… coulait.
Les tirailleurs se précipitèrent à plat ventre pour plonger leur tête dans l’eau et cinq minutes après firent demi-tour aussi précipitamment, les Italiens avant recommencé de tirer.
Nous étions une soixantaine maintenant, installés au sommet d’un piton dominant l’oued, avec (heureusement) le capitaine d’une des deux compagnies. Au bout d’une heure, assez embarrassés de nous-mêmes et nous sentant trop peu nombreux, nous décidâmes de rejoindre « les autres ». Après un bref cheminement, nous arrivâmes devant une haute falaise, au sommet de laquelle un groupe d’hommes nous adressait de grands gestes amicaux. Les avions-nous déjà retrouvés ? Brusquement, des deux côtés à la fois, chacun réalisa qu’il s’agissait de l’ennemi, et les balles de recommencer à pleuvoir ; je n’oublierai pas de sitôt cette course échevelée dans le sable et les balles soulevant de petits nuages entre mes jambes.
Mais j’abrège. Faute de mieux nous regagnâmes notre piton, sans savoir qu’il dominait le seul endroit de la vallée où l’oued faisait surface et qu’ayant ainsi coupé à la fois l’eau et les communications des Italiens, nous avions virtuellement gagné là bataille.
Oh ! pas tout de suite bien sûr.
Dans la soirée, je repartis en arrière, chercher ceux qui n’avaient pu nous suivre ; j’en retrouvais un bon nombre et les ramenais, non sans quelques rencontres inopportunes.
Les Italiens essayèrent d’abord de nous déloger de notre position, puis de forcer le barrage de la vallée avec un camion blindé. Nous réussîmes, de justesse, à le stopper, avec les fusils antichars et j’allais l’examiner dans l’espoir de pouvoir le remettre en marche et de forcer, nous aussi, le passage, mais en sens inverse ; malheureusement il n’y eut rien à faire.
Nous fîmes un carnage d’une caravane qui, ignorant notre position, s’était imprudemment avancée dans la vallée et la farine découverte dans les charges des chameaux fut notre seule nourriture pendant trois jours.
La dernière nuit, nous eûmes la surprise d’apprendre que la colline située juste de l’autre côté de la vallée était occupée par l’une de nos compagnies ; la position étant très élevée, j’y grimpais et tentais de passer un message optique au P.C. du bataillon par-dessus la crête tenue par les Italiens.
Bref, étant « spectateur », j’en profitais pour aller un peu partout, apprendre ce qui se faisait dans l’armée de terre, jusqu’à ce que, les Italiens privés d’eau ayant décampé par la montagne, le chef de bataillon put nous rejoindre, avec, enfin, de quoi manger.
Après ce combat, il fallut, bien sûr, remplacer les blessés et le commandant Garbay décida : « lehle prendra la C.A. ». Je n’en revenais pas ; moi, jeune enseigne de vaisseau, depuis un mois à peine au bataillon, j’allais prendre le commandement d’une compagnie de 250 hommes, avec deux officiers, huit mitrailleuses et six mortiers ! Mon ancien torpilleur parut s’estomper loin dans la brume.
Trois jours après, le commandant Garbay m’appelait de nouveau : « Nous repartons dans trois jours pour Cheren, dans le Sud ; trois étapes de 35 kilomètres. Vous aurez 32 chameaux et 12 mulets pour transporter votre matériel ».
Je crois que, cette fois-ci, je me mis à rire ; je n’avais vu de chameau que de loin, pendant les escales de la Jeanne d’Arc en Afrique Noire ou en Égypte et la seule idée nette que j’en avais, c’était que ces animaux ne buvaient pas, chose capitale dans ce pays.
Heureusement, je découvris trois tirailleurs avant déjà eu affaire avec des chameaux ; je promus un sous-lieutenant chef chamelier et confiais les mulets à un sergent.
Après il fallut tout découvrir ; apprendre qu’un chameau portait une charge de 125 kilos environ, composée de deux ballots égaux en poids, suspendus le long de ses flancs ; répartir tout le matériel lourd de la compagnie en charges égales ; trouver des fils téléphoniques, à défaut de cordes, pour amarrer ces charges ; apprendre aux Saras à charger les chameaux (ce que ces derniers n’acceptent pas sans faire maintes difficultés) ; inventer des bâts avec des bouts de planches et des fils de fer pour faire tenir les mitrailleuses sur le dos des mulets.
Enfin, le jour du départ arriva. Lever à 3 heures pour avoir mon armada prête à 6. Les sections devaient marcher sur la piste à 500 mètres de distance, ce qui étirait ma compagnie sur plus de 3 kilomètres, les chameaux et les mulets fermant la marche. Je pris la tête pour passer devant le colonel Monclar qui voulait saluer le bataillon à son départ. Je marchais seul, très fier de moi-même. Au moment d’arriver à la hauteur du colonel, un tirailleur essoufflé me rejoignit : « lieutenant, le sergent y dit mulets y en a rouler par terre et pas moyen mitrailleuses rester sur le dos ». J’en eus un coup au cœur, mon organisation allait-elle faire faillite dès le début ?
Qu’ajouterais-je sur ces trois étapes ? Les 32 chameaux avançaient en file indienne, le licol noué à la queue du précédent, mais ils se refusaient à faire la halte horaire, de sorte qu’ils rattrapaient très vite les sections, provoquant une pagaille invraisemblable. Les mulets qui exigeaient impérativement 5 litres d’eau par jour, ne voulaient pas boire dans les flaques vaseuses que l’on rencontrait parfois et il fallut prélever sur les maigres rations des tirailleurs pour maintenir les mulets en vie. Les Saras, qui avaient peur des mulets, ne voulaient plus les conduire. Bref, un joli pétrin pour un enseigne de vaisseau de la marine royale.
Après un repos de quelques jours dans le lit de sable d’un oued, où le général de Gaulle vint nous passer en revue, nous nous enfonçâmes un soir dans une montagne désolée en direction de Cheren. Je ne vous dirai pas grand-chose de cette aventure, rassurez-vous.
Après une première attaque d’un bataillon de la Légion, l’on nous envoya dare-dare en première ligne, pour tenir le front, c’est-à-dire pour occuper des pitons, puisque c’est ainsi que l’on fait la guerre dans la montagne.
Mes mitrailleuses et trois mortiers étaient enterrés sur un sommet, face à celui tenu par les Italiens. Les chameaux et les mulets étaient employés à trimbaler à l’arrière les vivres et l’eau, mais je gardais un œil sur eux, car eux seuls me permettraient de déplacer, plus tard, mon énorme train de combat.
Et puis, les jours passèrent, assez monotones. À hausse maximum, je pouvais tout juste envoyer quelques balles sur les Italiens que l’on voyait se prélasser au soleil et qui, furieux, se dépêchaient de s’abriter. Quant aux mortiers, ils ne portaient pas assez loin, à l’inverse de ceux d’en face, qui se plaisaient à nous arroser à n’importe quel moment de la journée, nous obligeant à vivre comme des rats dans leurs trous.
La nuit, pour se distraire, on organisait des patrouilles dans le petit vallon, situé entre les deux pitons ennemis, mais les Italiens ne s’y risquèrent jamais.
Et cela dura trois semaines ; le jour on crevait de chaud, la nuit on grelottait de froid (2.500 mètres d’altitude, s’il vous plaît) et l’on mesurait avec minutie le bidon d’eau et la demi-boîte de singe qui devait durer vingt-quatre heures.
Un jour enfin, les Italiens disparurent ; attaqués à l’Ouest par les Anglais, ils « décrochaient » (encore un terme militaire) et l’ordre donné fut de les poursuivre. J’avais été renforcé par la C.A. de la Légion et, seule, la première compagnie prête devait participer à la poursuite ; pour cela, il fallait pouvoir recharger les chameaux, c’est-à-dire amarrer sur leur dos les deux ballots constituant « la charge ». Les légionnaires réquisitionnèrent toutes les ceintures de leurs hommes ; pour moi, instruit par l’expérience, j’avais patiemment collectionné depuis 15 jours, tous les bouts de ficelle et tous les morceaux de fil de fer qui me tombaient sous la main et j’alignais le premier mes 32 chameaux et mes 12 mulets sur le sentier qui dégringolait vers la vallée de Cheren.
Dans une nuit d’encre, ce fut une descente hallucinante. Les chameaux, qui n’avaient ni bu, ni mangé depuis plus de trois semaines, flageolaient sur leurs pattes et mordaient de fureur les tirailleurs qui titubaient de sommeil. Il fallait suivre un vague sentier à peine tracé, longeant des précipices ; chacun marchait à toucher son prédécesseur, sans rien voir ; de temps à autre, avec un bruit de dégringolade effroyable, un chameau chargé glissait et rebondissait de roc en roc jusqu’au fond invisible ; rien à faire qu’à prier le ciel qu’aucun tirailleur ne soit entraîné avec lui.
Au jour enfin, on arriva à ce qui semblait être le bas. En titubant, chacun avançait, les yeux à peine ouverts ; il fallait battre sans arrêt les chameaux restants pour les faire avancer et les mulets se couchaient par terre. On suivait un oued desséché et le sable rendait la marche plus pénible encore, le soir, enfin, près d’une flaque boueuse, nous rejoignîmes la compagnie qui nous précédait : le colonel Monclar, qui s’était joint comme un sous-lieutenant aux voltigeurs d’avant-garde, observait notre arrivée : les Italiens avaient été plus rapides que nous, la poursuite était ratée.
Après, il y eut Massaouah, mais ce fut là le travail de la Légion. Nous avions, toujours à pied, rejoint la côte où les camions devaient nous transporter vers le Sud ; lorsque ce fut le tour de ma compagnie, de véritables trombes d’eau transformèrent le pays en un immense marais ; toute la nuit, nous poussâmes les camions pour les désembourber et lorsque, le lendemain soir, avec quelques véhicules seulement, je rejoignis l’avant-garde du bataillon, Massaouah venait de tomber.
J’étais furieux ; je me rappelle avoir pris une Jeep et être parti au hasard, avec quelques officiers, dans les rues de Massaouah ; à 4 heures du matin, trompant la surveillance des sentinelles anglaises, nous étions dans la gare, fouillant des wagons de marchandises remplis d’une pacotille qui était pour nous un trésor ; hélas, en rentrant à l’aube, rompu de fatigue, je m’endormis au volant et envoyai Jeep, passagers et pacotille dans le fossé.
L’Érythrée était finie. En passant l’inspection de mes Saras dans une caserne italienne, je songeais qu’Alexandrie était vraiment bien loin, mais je ne me doutais pas, alors, que ma carrière de marin-biffin ne faisait que commencer.
Capitaine de Frégate Pierre Iehlé
Compagnon de la Libération
N.D.L.R. – Au cours de cette campagne d’Érythrée, 1.000 Français Libres avaient fait 14.000 prisonniers Italiens. Le coup de poignard dans le dos était dès cette date vengé.
(1) Je prie mes camarades d’Érythrée de bien vouloir pardonner les erreurs et les omissions que, du fait du peu de places allouées et de ma pauvre mémoire, j’ai certainement dû accumuler dans les lignes qui suivent.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 79, juin 1955.