Comme Alain Gerbault
Mon évasion d’Allemagne, à la fin de 1942, en me libérant d’un stalag de la Ruhr, ne représentait dans mon esprit, qu’une étape de mon voyage. Rentré discrètement en Bretagne, j’y cherchai en vain une organisation clandestine qui me fit passer en Angleterre. Voyant que le temps passait, je décidai de me tirer d’affaire tout seul et de traverser la Manche par mes propres moyens.
Ma première tentative date du mercredi de Pâques 1943. J’étais en possession d’un canoë que j’avais aménagé au mieux : un manche à balai me servait de mât, agrémenté d’une petite voile ; cinq chambres à air d’autos, bien gonflées et arrimées au fond du canoë, devaient le rendre insubmersible, une toile de tente, pontée autour du canoë, assurait son étanchéité.
Le temps de faire mon sac, d’écrire une lettre à mes parents que je n’avais pas prévenus, et, à minuit, je partis. J’arrivai à la plage sans incident et embarquai immédiatement. Le temps était doux, très peu de vent, mais cependant une assez grosse houle de fond. Tout allait bien lorsqu’arrivé à proximité des « Sept Îles », à 4 kilomètres au large je commençai pour la première fois de ma vie, à connaître le mal de mer. Je continuai cependant, mais bientôt au mal de mer s’ajoutèrent des crampes dans les jambes, et pour comble de malheur, il m’était absolument impossible de remuer tant soit peu dans le canoë, si bien que, finalement, la rage au cœur, je dus me résoudre à faire demi-tour et à regagner la côte. Le jour allait se lever lorsque je débarquai dans la baie de Sainte-Anne. J’eus juste le temps de camoufler le canoë dans le jardin d’une villa inhabitée, et j’allais me coucher complètement exténué.
Le lendemain à mon réveil, j’étais décidé plus que jamais à renouveler ma tentative, non plus avec le canoë, mais avec un bateau que je volerais dans le port de Ploumanach. C’était là la solution à laquelle je répugnais, car mon geste pouvait priver un pêcheur de son gagne-pain, mais que faire ?
J’optai finalement pour une solution, si je puis dire moyenne. Je volerais un petit canot. Évidemment la traversée n’en serait rendue que plus périlleuse, mais du moins le pêcheur lésé trouverait assez facilement à se procurer une autre embarcation.
Toutes ces hésitations m’avaient amené au mois de mai. Lorsque je fus décidé, j’allai à bicyclette jusqu’à Ploumanach, distant de 3 kilomètres et, debout sur un rocher du port, j’examinai attentivement les barques qui rentraient de la pêche.
Plusieurs bateaux avaient déjà passé, lorsque j’en remarquai un petit d’environ 4 mètres, tout neuf, semblant solide à la mer, et légèrement ponté. Je pris note de son numéro matricule, repérai alors exactement le lieu de son corps-mort et rentrai à Trégastel.
Je dus attendre plusieurs jours avant que le temps me permit de mettre mon projet à exécution : tantôt le vent soufflait en tempête, tantôt on ne percevait pas un souffle d’air, ce qui m’empêcherait de mettre, durant les quelques heures de la nuit, assez de distance entre moi et la côte d’autant plus que, j’avais à craindre les « Sept Îles » qu’il me fallait doubler, et où je savais qu’il y avait un poste allemand (…).
J’étais complètement découragé, car la marée qui m’était propice ces deux derniers jours, le devenait de moins en moins. Il me fallait en effet attendre de nouveau le jour où le début de la nuit coïnciderait avec le commencement de la marée descendante. Un jour, en consultant le cahier des marées, je m’aperçus que la pleine mer était vers 1 heure 30 du matin et que le jour se levait vers 5 heures 30, alors sans trop réfléchir aux quatre petites heures que j’avais pour perdre de vue la côte avant l’aube, je décidai de renouveler ma tentative le soir même. Le temps était bien et le vent soufflait moyennement.
Je commençai à faire mes préparatifs de départ. Je trouvai dans l’armoire de la cuisine, environ 300 grammes de viande et une demi-livre de beurre. J’allai en toute hâte acheter un pain de 3 livres. Comme boisson, j’emportai 2 litres d’eau et 1 litre de cidre.
À toutes ces provisions que je fourrai dans un sac tyrolien, j’ajoutai un ciré de marin, une chambre à air d’auto qui devait me servir de bouée de sauvetage en cas d’accident, une pompe pour la gonfler, puis évidemment un compas indispensable pour naviguer, une lampe électrique dont j’avais au préalable camouflé la lumière trop crue, enfin quelques menus objets (…).
À minuit, je quittai la maison, mes espadrilles à la main, pour faire le moins de bruit possible. J’arrivai à Ploumanach vers 0 heure 45, sans avoir rencontré âme qui vive.
Je descendis vers la mer avec précaution, me déshabillai, entrai dans l’eau et me mis à nager dans la direction du bateau dont j’avais repéré le numéro.
Malheureusement, il me fut impossible de le retrouver au milieu des autres, si bien que, fatigué de nager et commençant à avoir froid, je montai dans le premier venu. Après avoir constaté en tâtonnant avec les mains, qu’il ne manquait ni le mât, ni la voile, ni la godille, ni le gouvernail, je décrochai la chaîne qui le retenait au mouillage, puis je godillai vers l’endroit où j’avais laissé mon sac et mes hardes, me rhabillai en vitesse, embarquai mon sac et me mis à godiller, le plus doucement possible, vers la sortie du port.
La mer qui commençait à descendre, poussait le bateau dans la bonne direction. Dans quelques minutes j’allais franchir la zone dangereuse où le goulet est le plus serré et où se tient justement la sentinelle boche. En cas d’alerte, mon intention était d’abandonner le canot, de me jeter à l’eau et de gagner la rive opposée.
Déjà je commençais à distinguer la cabine blanche du poste de garde ; une petite lumière filtrait à l’extérieur. Je redoublai de précautions, rasant au plus près des rochers sur ma gauche, afin de profiter au maximum de l’ombre, lorsque soudainement, le canot racla un rocher et s’y échoua. Moment d’angoisse, car le heurt n’avait pas été sans bruit, mais au bout de quelques instants, ne constatant aucune réaction dans la cabine d’en face, je me dégageai sans peine, et sortis enfin de la terrible passe. Après avoir godillé encore quelque 200 mètres, je mis le gouvernail en place, montai le mât et hissai la voile.
Ma montre indiquait 2 heures 30, c’était le 27 mai. Le vent souffle moyennement du nord-est. La température est douce. Au loin, vers le large, je devine la tache sombre que font les « Sept Îles » et je songe avec effroi au jour qui va se lever dans trois petites heures. Aurai-je le temps de doubler les îles et de les perdre de vue car le vent a tendance à faiblir et une assez grosse houle de fond gêne l’avance du bateau.
Je navigue de façon à passer sur la gauche des « Sept Îles », favorisé en cela par le courant descendant.
5 h 30. – Le jour se lève, derrière moi, je distingue clairement à l’horizon, l’île aux Moines avec son phare. Pourvu qu’aucun boche ne se trouve en observation sur la plateforme supérieure, pensé-je en moi-même. Heureusement une légère brume se lève rapidement. Rassuré alors, j’inspecte un peu plus en détail mon canot, bien que vieux, il me paraît encore assez solide, malheureusement, il n’est pas ponté, et en cas de mauvaise mer, il doit embarquer pas mal.
La voile est en bon état. Tout en haut de la vergue flotte une petite flamme tricolore. À l’avant de chaque côté de la coque peinte en gris, se détachent les mêmes trois couleurs. En cas de rencontre avec un navire anglais, je serai très vite identifié. À l’arrière, les deux mots Sainte-Anne Lannion sont peintes en lettres noires. Ainsi, je suis sous la protection de la mère de la Vierge, patronne des Bretons. J’en suis rempli de confiance. je crois aussi me rappeler que la Sainte-Anne appartient à un pêcheur de Trégastel, M. Bouffant, et j’essaie d’imaginer sa réaction quand il va constater la disparition de son bateau. J’ai su par la suite qu’il aura été très chic, car ayant le pressentiment que son bateau était parti pour l’Angleterre, et voulant donner le maximum de chances de réussite à son voleur, il attendit plusieurs heures avant de prévenir les boches de sa disparition.
16 h 15. – Le vent est complètement tombé. Je mange une tranche de pain et bois quelques gorgées d’eau, car il faut que je me maintienne en forme pour avoir la force de godiller. Après avoir fumé une cigarette je godille environ un quart d’heure : ce court laps de temps suffit à me fatiguer les bras. Manque d’entraînement. Si je n’avais pas perdu l’autre aviron, j’aurais pu ramer.
11 heures. – Le vent souffle de nouveau très, très faiblement de l’est, sud-est. Je navigue grand largue. Devant moi, sur le banc, j’ai posé bien en vue le compas et je ne quitte pas des veux la rose des vents durant toute la traversée, la direction générale que j’adopte est évidemment le nord ; mais parfois, saisi d’une crainte subite de tomber sur Guernesey, j’oblique sur la gauche de quelques degrés ; à d’autres moments, la peur d’aller me perdre dans l’Atlantique me fait appuyer vers l’est si bien qu’au lieu de marcher en ligne droite suivant une direction invariable, j’ai dû naviguer en zigzag. Je ne suis qu’un marin d’occasion et c’est la première fois que je quitte la côte de vue.
12 heures. – Calme plat de nouveau, mais la houle de fond persiste. Je m’allonge au fond du bateau, je sens que j’ai besoin de dormir un peu, car depuis trois jours je vis sur mes nerfs, mais le sommeil ne vient pas, le soleil donne en plein et il fait si chaud que je me mets en maillot de bain.
Je godille par intermittence, mais je suis vite fatigué, d’autant plus que je dois toujours observer la direction donnée par le compas.
14 heures. – J’entendis distinctement dans le lointain, vers le nord, des coups de canon ; est-ce un engagement naval ?
15 heures. – Toujours calme plat, le soleil chauffe toujours autant. Je me sens terriblement seul.
16 h 15. – J’entends un ronronnement et j’aperçois au loin, très haut dans le ciel, un point imperceptible. Je descends précipitamment la voile et j’attends le cœur angoissé, ne sachant s’il s’agit d’un avion anglais ou boche. Mais au bout de quelques minutes, l’avion disparaît à mes yeux. Je rehisse la voile.
19 heures. – Toujours calme plat. J’ai la paume des mains qui commence à s’échauffer au contact de la godille. Je suis obligé de les envelopper dans ma chemise que je trempe de temps en temps dans l’eau.
22 heures. – J’évalue maintenant la distance parcourue à environ 70 kilomètres, or il y a 200 kilomètres de traversée.
Le calme persistant, je décide de me coucher et de dormir. Je baisse la voile, je descends le mât et je m’étends au fond du bateau. J’ai au préalable gonflé la chambre à air qui va me servir d’oreiller. Je ne tarde pas à m’endormir, après une courte prière à Sainte-Anne, laissant le bateau à la dérive.
Vendredi 22 mai : 3 h 30. – Bien que revêtu de mon ciré, je suis réveillé par un froid pénétrant. Je constate alors que ma tête repose à même sur le plancher, la chambre à air doit être légèrement percée et s’est dégonflée durant la nuit. Je perds ainsi, mon unique bouée de sauvetage, mais je n’en fais aucun cas. Je suis sûr qu’il ne m’arrivera rien. Je remets alors le mât en place, et hisse la voile qui se gonfle sous l’action d’un faible vent. Le ciel est étoilé, et pour économiser la pile de ma lampe électrique, je me dirige grâce aux étoiles ; de temps à autre, j’allume pour éclairer le compas et constater que je suis dans la bonne direction.
4 heures. – Sur la droite, brusquement, une lumière surgit. Sans prendre le temps de réfléchir et de regarder à deux fois ce dont il s’agit, je donne un coup de barre au bateau qui me met cette lumière angoissante dans le dos. Je sens mon cœur qui s’arrêté. Au bout de quelques instants, je me hasarde à me retourner, et ce que je vois me fait partir d’un grand éclat de rire nerveux. Ce que j’ai pris pour un phare ou un bateau n’est tout simplement que la lune qui sort majestueusement de l’eau et qui trace sur la mer un sillage lumineux.
J’aperçois maintenant devant moi, une terre très découpée avec de grands rochers, mais ce n’est qu’un mirage. Il s’agit de nuages qui, à l’horizon et sous la clarté de la lune prennent des formes les plus bizarres. J’attends avec impatience le lever du jour.
5 h 30. – Le jour se lève, mais en même temps le vent tombe complètement. Je veux manger un morceau de pain et de viande, mais celle-ci sent mauvais, et je dois jeter à l’eau les quelque 300 grammes que je possède. Puis reprenant l’aviron, je continue à godiller. Le temps est radieux comme hier ; et mettant les choses au pire, c’est-à-dire en supposant que le calme plat persiste, j’atteindrai les côtes anglaises à la godille avant d’avoir épuisé mes provisions ; et tout compte fait, le calme plat est pour moi préférable à beaucoup de vent. Ce calcul fait, je godille avec un courage nouveau.
Une chose me pèse terriblement : c’est le grand silence qui règne autour de moi, je chante alors à tue-tête pour essayer de le rompre, ou bien, j’entame la conversation avec les seuls êtres vivants que j’aperçois de temps en temps et qui sont en l’occurrence quelques mouettes qui viennent voltiger autour du canot.
16 h 30. – Un petit papillon voltige autour du mât pour finalement se poser sur le bord avant du bateau. Il ne se doute guère du plaisir qu’il me fait, ce joli papillon. N’indique-t-il pas que la terre n’est pas très éloignée, j’en suis certainement plus rapproché que je ne le calculais ?
17 heures. – Dans le lointain, vers le nord, j’entends un avion qui ronronne. Il ne peut s’agir que d’un avion anglais. Il doit décrire de grands cercles, car à certains moments il semble s’approcher. Je lui fais de grands signaux avec ma chemise. Finalement, au bout d’une demi-heure, il disparaît à ma vue. Et c’est de nouveau le grand silence. La mer est un véritable lac, il n’y a même plus de houle de fond. Je suis vraiment fatigué de godiller, et les heures semblent interminables. Pour me distraire et essayer de me rendre compte de ma vitesse, je jette un morceau de bois à l’eau, je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse à ma vue derrière moi et alors j’en rejette un autre. Ou bien je godille très vite durant une minute pour me reposer la minute suivante et ainsi de suite, jusqu’au soir.
21 h 30. – Je laisse la voile hissée et après avoir amarré la barre du gouvernail, je me couche au fond du bateau où je ne tarde pas à m’endormir.
Samedi 29 mai. – Je suis réveillé en sursaut par les mouvements du bateau qui roule et tangue de façon désordonnée. Le temps s’est rafraîchi et une bonne petite brise souffle du nord-est. Le ciel est nuageux, quelques étoiles par-ci, par-là. Je redresse vivement le gouvernail, dont la barre s’est détachée et pique vers le nord.
3 heures. – Légèrement sur ma droite, j’aperçois de petites lumières qui s’allument et s’éteignent ; je pense qu’il s’agit d’un bateau anglais et, songeant à la tempête qui va peut-être se lever, je fais des signaux avec ma lampe électrique, mais au bout de quelque temps, les lumières s’éteignent pour de bon.
5 heures. – La brise continue de fraîchir et la mer commence à se creuser. J’aperçois au loin dans la direction du Nord la faible lueur d’un projecteur. Est-ce la terre qui est là devant moi ?
6 h 10. – Le jour est maintenant levé. J’aperçois indistinctement à l’horizon une bande sombre. Est-ce la terre, ou un nuage ?
7 heures. – La brise fraîchit encore, les vagues creusent de plus en plus. C’est bien la terre qui s’étend devant moi, mais alors, je suis saisi d’une crainte subite. Est-ce bien la terre anglaise ? Ne serait-ce pas plutôt Guernesey ? Cela me semble tellement extraordinaire d’atteindre si vite le but après avoir eu un tel calme plat.
9 heures. – Le vent souffle maintenant très fort. Je pense à prendre un ris, bien que la surface de la voile soit très petite. Debout, à la barre, je suis occupé à éviter les grosses vagues qui me prennent mi-flanc, mi-face et qui commencent à briser. Trois avions passent devant moi, très bas sur l’eau. Je ne distingue pas leurs cocardes et ils filent sans m’apercevoir.
10 heures. – Je distingue nettement les falaises. Un bateau de guerre longe la côte, je ne réussis pas à distinguer son pavillon. Si j’étais sûr que ce soit un bateau anglais, je lui ferais des signaux, mais j’ai toujours en moi une certaine crainte d’arriver à Guernesey.
12 heures. – Le courant doit être très fort, car la côte défile rapidement devant moi de gauche à droite et il me semble que je ne l’atteindrai jamais. Après avoir laissé sur ma droite un gros promontoire rocheux j’aperçois au fond d’une baie, une jolie plage de sable avec, à l’arrière-plan une petite ville. Le courant me fait toujours dériver vers la gauche ; je ne pourrai aborder sur cette plage. Je suis maintenant à hauteur d’une petite île très élevée au-dessus du niveau de la mer, et sur laquelle se trouvent des blockhaus et des canons de D.C.A. J’aperçois des soldats de faction, mais je ne distingue pas leurs uniformes. Je double l’île et je me trouve à l’abri du vent et des vagues. Je laisse alors la voile, et en godillant, je me dirige vers une petite plage distante d’environ 300 mètres.
J’échoue le canot sur le sable et je saute à l’eau. J’ai les jambes qui flageolent quelque peu ; il est 13 heures 30. En haut de la plage et derrière des chevaux de frise et des barbelés, j’aperçois des gosses ; eux aussi m’ont aperçu et s’avancent vers moi, ils comprennent les quelque deux ou trois mots que je leur adresse en anglais et me regardent avec des yeux effarés : il est vrai que je ne me suis ni peigné ni rasé depuis trois jours.
Je suis bien sûr maintenant d’être sur le sol anglais ; puis voici un soldat, un coast-guard, bien reconnaissable à son uniforme, qui s’approche de moi et me souhaite la bienvenue. Il voit immédiatement qu’il a affaire à un évadé de France, mais semble lui aussi tout ahuri de me voir arriver avec un si petit bateau. Il m’offre une cigarette, puis, par gestes, me fait comprendre qu’il va me donner à manger et à boire. Aidé des gosses et des personnes qui commencent à arriver en curieux sur la plage, je tire le canot à sec. Le soldat me conduit alors dans une petite maison à 200 mètres de là où je suis accueilli à bras ouverts par une dame assez âgée et son mari. Après m’être lavé et rasé, je fais connaissance avec la cuisine anglaise : en l’occurrence, il s’agit d’un succulent « fish and chips ». La brave dame revient bientôt avec un beau complet de flanelle et m’en fait cadeau à la place du vieux costume marin que je porte. Le soldat anglais, qui ne m’a pas quitté d’une semelle me conduit alors dans une maison contiguë où un autre soldat, en bras de chemise, probablement un sous-officier, me fait asseoir dans un fauteuil et me fait comprendre que je dois attendre là. Pour patienter, il met à côté de moi une boîte de cigarettes dans laquelle je pioche allégrement. Au bout d’une demi-heure environ, arrive une jeune femme parlant très bien français. Nous voici en grande conversation bien vite interrompue par deux policemen qui la prient poliment de s’en aller. Elle me fait comprendre que je ne dois parler à personne avant d’avoir été interrogé par les autorités. Une autre heure se passe, et voici deux officiers de marine, ils ne parlent pas français. Je les vois qui se dirigent vers la grève et après avoir inspecté mon canot, ils reviennent avec mon sac et le compas. Un bon moment se passe encore, trois officiers en kaki descendent de voiture devant la porte, ils parlent tous trois le français et m’interrogent sur les circonstances de mon évasion. Je suis fouillé de la tête aux pieds et ils me prennent tout ce que j’ai dans mes poches. Ils en font un inventaire écrit que je signe et dont ils me donnent un double. Puis le civil qui les accompagne, un médecin probablement, me fait déshabiller et m’examine minutieusement.
Après avoir pris le thé tous ensemble, ces messieurs s’en vont, moi-même je monte dans une voiture avec les deux policemen. On m’a rendu mon sac, mais pas le compas. Nous traversons une jolie campagne couverte de prés. Les deux policemen sont très bavards et très sympathiques. Je tâche de leur parler petit nègre, grâce aux quelques mots qui me reviennent à la mémoire. Au bout de trois quarts d’heure, nous arrivons dans une petite ville dont les rues sont pleines de soldats américains. La voiture stoppe devant un commissariat de police. Dans la pièce où l’on me fait entrer, il y a sur les murs des affiches, des avis et je constate que je suis dans la province de Devon. Après être resté là environ une heure, une femme m’apporte sur un plateau, mon souper. Puis je suis conduit dans une cellule, pour passer la nuit. Le policeman qui m’ouvre la porte a plutôt l’air gêné de n’avoir qu’une paillasse à m’offrir, mais je comprends très bien cette façon d’agir, tant qu’ils ne sont pas fixés sur mon identité. Vers 1 heure du matin, le même policeman vient me réveiller. Je m’habille et, après avoir pris un copieux breakfeast, je suis conduit en voiture jusqu’à la gare. Deux civils m’accompagnent. Nous prenons le train de Londres qui, à 7 heures du matin nous dépose sur le quai de la gare de Paddington.
Après être resté près de trois heures dans un commissariat aux environs de la gare, une voiture vient me prendre. Le temps d’admirer un peu les rues de Londres et l’auto stoppe devant la grille d’un grand parc. Une sentinelle en faction ouvre la porte.
Je suis à Patriotic School, bien connu de tous les évadés de France.
Henri Stéphan
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 119, juin 1959.