Avec les blessés de Spring Hill…
Du 13 au 18 juin 1940, par Jeanne Mitchell
En hommage et reconnaissance à mon mari Albert Mitchell.
Il est 10 heures du matin, on sonne à notre porte, j’ouvre ; je me trouve face à face avec deux policemen. Je deviens toute pâle, mon mari qui me suit devient blême lui aussi. Depuis plusieurs jours, on parle en Angleterre d’évacuation d’étrangers vers le Canada. Je suis française, mon mari britannique. Voyant mon émoi, les policiers me rassurent :
– Il n’est pas question d’évacuation, au contraire, nous venons vous demander un service, me disent-ils.
L’arôme du café vient jusqu’à nous de la cuisine. L’un d’eux me demande une tasse de café ; ils sont en alerte depuis plusieurs jours et dorment bien peu ou pas du tout et n’ont même plus le temps de manger.
Ils entrent, on s’assoit, on parle :
– Madame, il est arrivé à Northampton beaucoup de vos compatriotes, plusieurs sont blessés et nous n’avons plus de place dans nos hôpitaux qui regorgent de blessés de Dunkerque. Des blessés, des Français sont sur des brancards dans les rues de Northampton. Pouvez-vous faire quelque chose ?…
Je regarde mon mari, deux grosses larmes coulent le long de ses joues (c’est la première fois que je vois mon mari pleurer). Mon Dieu la France…
– Qu’allons-nous faire ? lui dis-je.
– Je vais les chercher !
– Avec quoi ?
– Ne te tourmente pas, je vais me débrouiller. Vide le salon, les chambres, tout ce que tu voudras, trouve des lits, achète ce qu’il faut, tout ce que j’ai t’appartient.
Je ne sais si les policemen ont fini leur café.
Mon mari a déjà disparu. Il loue un autobus (2 étages) à la Eastern National Company. Quelques voisins viennent m’aider. On déménage les meubles inutiles dans un hangar. Je vais à la coopérative de Wellingborough. En moins de deux heures, j’ai des lits, des draps, des couvertures, tout un attirail de pansements, enfin tout ce qui peut apporter un réconfort corporel et moral à des hommes qui souffrent dans leur âme et dans leur chair.
Combien sont-ils ? Six heures plus tard, l’autobus arrive ; ils sont trente ; triste spectacle ! Ils sont là, les yeux hagards encore pleins de l’horreur de la guerre, couverts de boue sèche, de sel séché et durci, le visage et les mains ensanglantés, gluants de mazout, la barbe hirsute, les pansements puants, fiévreux.
On tend les mains, on s’embrasse, on panse, on soigne. Ils ont faim, soif surtout. L’un d’eux timidement :
– Avez-vous autre chose que du thé ?
Je souris.
– Eh oui bien sûr, il y aura même de vin de France pour ceux dont la température sera raisonnable.
Ils touchent les draps. Ils sont blancs, c’est délicieux un bon lit ! Et puis ici, on parle français. Mon mari a même trouvé le moyen de se procurer des cigarettes françaises. Le docteur local vient m’aider à faire les pansements (je tiens ici à remercier le docteur Walton).
Puis nous vivons cinq jours d’angoisse. Que va-t-il advenir de la France ? Les nouvelles sont mauvaises. On craint l’invasion, je n’ose plus regarder les Anglais en face. J’ai honte.
Churchill parle à la radio, il propose l’unité franco-britannique, puis la reine Elizabeth parle à son tour en français.
Elle s’adresse aux femmes de France qu’elle appelle ses soeurs.
Nous sommes à l’écoute, c’est le 18 juin au soir. Les hommes nous appellent.
– Venez vite ! il y a un général français qui va parler.
Le silence est profond ; la voix s’élève. Le général de Gaulle vous parle… la suite vous connaissez. Quelqu’un avait éteint la lumière. Dans l’obscurité, j’entends la respiration haletante des blessés ; j’entends pleurer, mais ce n’est plus de honte, la voix se tait, on joue la Marseillaise. On allume à nouveau, deux des hommes sont à plat ventre sur leur lit pour mieux étouffer leurs sanglots. Quelques-uns se mettent à genoux et j’entends un « Je vous salue Marie ». Ah nos braves petits Bretons (1) !
Priez, pleurez enfants de France, cela soulage. (…)
Et voici comment est née la maison qui, quelques jours plus tard, fut reconnue comme la première maison de convalescence des Forces Françaises Libres.
(1) Tous ces blessés rétablis ont rejoint les Forces Françaises Libres.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.