Le 18-Juin au Levant, par Edgard de Larminat
S’il était en juin 1940 une fraction des armées françaises qui dut être sensible à l’appel que lança le général de Gaulle, c’était bien l’armée française du Levant. Elle ne s’était pas battue, elle constituait une force intacte, modeste en soi, mais de haute valeur par sa position stratégique et par le rapport local des forces ; elle était étroitement imbriquée dans un corps de bataille allié dont l’entrée en guerre de l’Italie rendait la situation délicate (1) et que sa défection pouvait dangereusement compromettre, elle occupait un territoire sous mandat non français et promis à l’indépendance, ce qui ne posait aux esprits les plus timorés aucun problème quant à l’unité du domaine national, enfin elle disposait d’une protection spaciale lui permettant de se consacrer aux tâches locales sans risque d’écrasement immédiat.
Le Moyen-Orient était alors une sorte de champ clos dont l’enjeu était la possession du canal de Suez, vital pour nos Alliés britanniques. Dans ce champ clos, nos forces de terre du Levant, conjuguées avec celles de Djibouti, tenaient des positions clés et avaient dans le camp allié la position prépondérante. Maintenir en ligne ces forces, c’était la certitude de leur faire jouer un rôle de première utilité, la certitude, en cas de victoire, d’apporter à la France un gain substantiel d’influence et de positions dans des régions riches de possibilité, c’était aussi maintenir la France dans le camp des vainqueurs avec une force constituée et importante. En cas de défaite le sort de ces quelques dizaines de milliers d’hommes était peu de chose dans le désastre national, et quant aux territoires qu’ils contrôlaient, les visées italiennes étaient trop évidentes pour que leur sort fut douteux. Au surplus, si la guerre durait, et l’événement le prouva, il n’y avait aucune chance pour que notre armée du Levant échappât à l’obligation de prendre parti. La question était de choisir librement, au bon moment, et de ne pas risquer de se trouver en présence de l’alternative sous des pressions contradictoires et violentes.
Tout ceci était assez généralement compris. Par dessus tout, le désir était vif de se battre, de faire payer aux Italiens leur lâche agression, de rester fidèles à nos Alliés. Il ne fallut cependant que huit jours pour renverser ces dispositions, et pour faire prévaloir ce que l’on appelle la raison, triste raison qui fut la plus cruelle des aberrations et que nous eûmes à payer cher, en perte sèche comme en manque à gagner.
Le 17 juin avait été un triste jour, et les flottements qui s’y marquèrent décelaient les germes des faiblesses qui triomphèrent le 27. Le discours funéraire du maréchal Pétain, perçu au milieu du jour, fit l’effet d’un coup de massue. Certaines répercussions en furent inattendues. Je citerai la plus remarquable.
Le 17, dans les brumes du matin, un guetteur alaouite de la surveillance du littoral croyait apercevoir au loin ce qu’il estimait être la silhouette de deux bâtiments de guerre faisant route vers le Sud. Renseignement unique et non recoupé, fragile par sa source, car un paysan alaouite est peu expert en silhouettes de navires, et sujet comme tout autre aux aberrations visuelles ou mentales. Lattaquie le transmet à Beyrouth (2) et là, l’état de stupeur produit par l’annonce de la demande d’armistice aidant, il se transforme en celui-ci « une flotte italienne fait route vers Beyrouth » qui provoque de la part du Haut Commissariat l’instruction, suivante au commandant en chef, vers 14 heures : « si la flotte italienne se présente devant Beyrouth, prévenez les batteries côtières de ne pas ouvrir le feu ». On eut toutes les peines du monde à faire annuler cette stupéfiante décision. Chemin faisant, la panique faisait ses ravages, et les bureaux du Haut Commissariat informaient directement la garnison d’Alep de se tenir prête à repousser une attaque italienne venant de Lattaquie ; puis ils se mettaient en devoir de brûler les dossiers secrets et confidentiels, en hâte et assez mal pour que des pièces à demi calcinées soient ramassées le lendemain dans les rues de Beyrouth. Tout compte fait, il n’y avait jamais eu l’ombre même d’un bâtiment italien dans les eaux du Levant.
Le 18 fut beaucoup plus brillant et la résolution s’y affirma bruyamment de tenir jusqu’au bout, jusqu’à la victoire finale, aux côtés de nos Alliés. Et les télégrammes commencèrent à s’échanger avec l’Afrique du Nord, Djibouti et toutes autres possessions d’outre-mer, affirmant cette résolution et prenant sa généralisation. L’appel du général de Gaulle, parvenant dans cette fièvre « jusqu’au-boutiste », fut considéré comme l’expression d’une nécessité évidente, et au surplus, nul ne doutait qu’il ne fût superflu, tant était répandue cette idée qu’il n’y avait pas d’autre attitude possible pour les territoires et les forces d’outre-mer, et que de France même devaient s’évader spontanément et de toutes façons d’importants moyens. Certains militaires pensaient même que ce colonel de la veille, était bien osé de se tailler un rôle facile dans l’emballement général, sinon d’enfoncer des portes ouvertes. Dans l’ensemble, outre-mer, et sauf rarissimes exceptions, tout ce qui portait étoiles regarda avec méfiance, l’annuaire sous le bras, une initiative à priori suspecte.
Mais, et quoi qu’il en fût, l’élan pris le 18-Juin au Levant semblait irrésistible. Il était appuyé de véhémentes déclarations verbales et écrites, d’engagements directs pris vis-à-vis du commandement britannique. Il ne paraissait pas possible que des positions aussi catégoriques puissent se transformer aussi radicalement en aussi peu de temps.
Ce n’est pas le lieu ni encore le temps d’écrire l’histoire de cette période agitée qui aboutit le 27 juin à l’acceptation d’un armistice au premier moment repoussé avec horreur et mépris. Il sera simplement marqué, par un témoin direct, que la décision définitive ne fut nullement imposée par des circonstances locales. Ni les États du Levant, ni les troupes, ne l’imposèrent. Les premiers, dont le loyalisme avait été parfait depuis le début de la guerre, acceptaient sans récriminer d’être maintenus dans le camp des Alliés, et jusqu’en 1945 la Syrie et le Liban ne se départirent pas de cette attitude. Quant aux troupes, le tonus général y était bon ; certes nombreux étaient les réservistes qui aspiraient à rentrer dans leurs foyers, mais leur opposition n’avait rien de combatif et se serait satisfaite d’un rapatriement à l’amiable. La masse, troupes de métier et réservistes ardents, était entièrement acquise à la continuation de la lutte, et le commandement, s’il avait su faire appel à l’élite, était assuré de conserver en main un instrument puissant et animé du plus bel esprit.
Les chefs responsables se résignèrent d’eux-mêmes à l’acceptation par esprit d’obéissance, par crainte d’agir en « cavalier seul » et dans la conviction candide que le Levant pourrait conserver sous leur autorité une neutralité bienveillante, et attendrait ainsi le moment favorable pour reprendre sa place dans la lutte. Cette naïve illusion fut démentie par les faits. Eux-mêmes furent déplacés dans les semaines et les mois qui suivirent. Des éléments « sûrs » furent introduits, qui firent sévir la délation et « épurèrent » les suspects, la propagande de Vichy fit son oeuvre. Et au moment crucial, le jour où l’Allemagne exigea le libre passage de ses avions de guerre par la Syrie, et l’envoi de matériel aux insurgés d’Irak, nul n’y fut capable de dire le non sauveur.
Une occasion perdue ne se rattrape pas. Une volonté qui n’a pas obéi au sursaut salutaire de l’instinct se dégrade ou se corrompt. Et c’est bien le cas de rappeler l’adage «Volentem ducunt, nolentem trahunt ».
Et c’est ainsi qu’après avoir manqué la chance de maintenir le Levant tout entier dans la guerre, puis celle un instant envisagée de regrouper en Palestine les éléments désireux de se battre, nous en arrivâmes à une issue en queue de poisson, au passage d’un millier d’hommes sans armement lourd. Et au lieu de voir nos divisions en marche du Levant participer à la conquête de l’Érythrée, nos forces de Djibouti entrer à Diré Daoua et Harrar, peut-être à Adis Abeba, nos éléments de haute qualité étoffer richement la VIIIe armée pour ses campagnes du désert, nous en arrivâmes au pénible conflit de 1941, infiniment plus coûteux en hommes, en matériel, en capital moral, générateur d’atroces divisions. Nous y perdîmes notre position au Levant, celles que nous nous serions acquises par le crédit moral que la participation d’emblée de notre armée du Levant nous aurait valu parmi les Alliés.
Le 18-Juin 1940, à Beyrouth, la France a perdu sur tous les tableaux parce que les chefs n’y surent comprendre le sens de l’Appel du 18-Juin.
(1) Les Britanniques ne disposaient guère en Moyen-Orient que d’une quarantaine de mille hommes en face des 400.000 Italiens d’Éthiopie et de Cyrénaïque. L’armée du Levant comptait 70.000 hommes environ, dont trois divisions de marche, convenablement armées, et équipées pour l’époque et le lieu.
(2) Qui transmet à Alexandrie, d’où la « Force X » appareille aussitôt pour aller faire des ronds dans l’eau pendant trois jours entre Rhodes et Chypre.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29 juin 1950.